Magazines féminins | La Mode mise en page (1)

les sommaires | ELLE, FEMME ACTUELLE, HARPER’S, MARIE CLAIRE

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ELLE | scénographie: une mise en page binaire, moitié photo, moitié texte. Celui-ci mord sur la photo comme un bout de bromure papier (références aux placards de textes de l’époque de la photocompo) qui vient empiéter sur l’espace photographique. Rigueur de la composition par le choix de caractères antiques, mais irrégularité dans la longueur des fers à gauche (alignement). Codes d’emphase typographique sur les trois mots: FATIGUE, HILARANT, MODE en Futura Ultra Light. Petite photo de rappel de couv en insert encadré d’un filet blanc. Le sommaire est composé sur une grille 1 + 2 (sachant qu’en pages intérieures on va trouver des grilles sur 2 et 3 col). Bas de page dégagé par un blanc horizontal. Information éditoriale en 1 + (2/2). Filet vertical de 6-7 pts dans un vert identique à celui du Logo historique (venant au travers de la photo), qui divise l’info en information rédac. générale et régionale. Impression généale, rigueur typo et perversion de la photo.

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Femme Actuelle | scénographie: mise en page en 4 col, rappel de logo à gauche en tête de page, puis centré sur la Page un «Sommaire» en gill sans bold souligné d’un filet noir fin, qui soutient à la fois le logo et le numéro de l’édition ainsi que sa date.
Un édito de la Rédac. Chef sur une col à gauche, un encadré sur 3 col faisant focus sur les articles d’actus et sur l’agenda, largement illustré par trois photos superposés dont une détourée venant mordre la photo du haut. En milieu de page on trouve 3 col de sommaire avec focus sur 3 pages et rubricages, avec une photo détourée prenant place dans la 1ère colonne. Enfin dans la colonne à gauche sous l’édito, un encadré rappelant la couverture et l’adresse de la publication. Impression générale, c’est un sommaire à forte connotation rédactionnelle, absence de codes propres à la Mode (que nous détaillerons plus loin). Privilégie le découpage sommairisé du contenu rédac.

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HARPER’S | scénographie: forte présence d’une double grille: verticale et horizontale. Deux rangées de photo, deux rangées de texte. Découpage en 3 col. Titre monumentale du mois composé en mécane (égyptienne) ultra light. Photos légendés par un numéro de renvoi de page en réserce blanche. Le sommaire lui même titré dans une didot maigre (firmin ou bodoni bauer) et le reste du sommaire composé très élégamment en trois col. avec intros de ligne en rouge et un tableautage de numéros de page dans le corps du texte en gras, sobre et rigoureux. Impression générale: un sommaire très architecturé (rigueur des alignements), des contrastes binaires entre photo et texte, entre Titre de la Page (december) et le reste, entre rouge et noir, entre rangées de photo et rangées de textes.

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Marie Claire | scénographie: (ceci est la deuxième page du sommaire) un sommaire découpé en deux zones horizontaux, une photo pleine largeur (fond perdu à droite), en dessous une grille sur 3 col avec une petite col de blanc flottant. Col. de gauche: rappel des articles diffusés régionalement, et deux col. de sommaire avec textes gras en rouge (helvetica black) pour le rubricage et déclinaisons de pages en helvetica ultra light introduits par une pagination en black sans tableautage.

Le titre sommaire en helvetica black, composé en bas de casse, rouge brique, qui surmonte la photographie de la manequin à moitié couchée, titre lui-même surmonté par le rappel en capitale du mois, composé en helvetica light. La première page du sommaire de Marie-Claire est scénographié à l’inverse en 2 col. A gauche le texte, à droite une photo. Idem pour le titrage du mot sommaire.
Impression générale: Style binaire, photographie + texte, rouge et noir, petit et grand. Moins d’architecture que dans Harper’s mais efficace et spectaculaire.

Qu’est ce que nous désignons par style binaire.

Si l’on regarde la page ci-dessous, on constate une mise en page en deux col. avec introduction forte par une lettrine (enluminure) spectaculaire que vient «habiller» le texte de la Bible.

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Un style binaire, ou style gutenbergien serait donc une forme de composition où le metteur en page «joue» l’opposition entre le grand et le petit, entre deux couleurs contrastées (rouge et noir), entre deux espaces de contenu (texte, photo), entre deux découpages (horizontal-verticale). Donc cela concerne autant l’architecture de la page que le tissu (texte) de celle-ci. Nous avons longuement détaillé dans les articles sur Hermann Zapf (et ici) ou Neville Brody les origines de ce style et la manière dont elle évolue depuis l’avènement du numérique. Ceci pour dire et, en avant propos de cette étude comparative, la MODE a presque toujours utilisé le style binaire pour exprimer le ici-et-maintenant.
Pour une raison qui tient à la nature même de la MODE. C’est elle, au travers des médias (presse, télé, mais aussi et surtout défilés, événementiels) décide chaque jour ce qui est Mode ou pas. Et l’objet économique de la MODE, c’est le décret du ici-et-maintenant. La référence à hier n’est envisagé que dans la mesure où celui-ci resurgit dans l’aujourd’hui. La MODE s’accomode mal avec la demi teinte, avec le ni oui, ni non. Parce qu’elle a pour mission ce décret, institutionalisé (ce soir vous porterez…), (l’après-midi à Longchamp, entre jockeys et photographes, vous porterez…) qui est de l’ordre de l’impératif catégoriel. Binaire donc par essence, la mise en page devient le reflet et pourquoi pas le miroir de ces décrets. On va donc jouer les juxtapositions, les accolements, les lettrines monumentales, les titres spectaculaires et surtout les photographies qui donnent à voir, références identitaires absolues, représentations du décret imminent, et système de décision par procuration. Elle le porte, vous le porterez (le vêtement), «parce que vous le valez bien» (l’Oréal) qui était maladroitement exprimée au début, avant que l’Agence Publicis n’ait compris la bourde rédactionnelle du décret par un «parce que je le vaut bien». La Presse de MODE a donc ses codes de mise en page que nous allons détailler pour en comprendre le fonctionnement. (suite ici).

 

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Le gris typographique | lisibilité (suite)

Réponses aux commentaires

Je suis perfectionniste et j’aime améliorer mon travail, mes analyses à partir de vos commentaires.

J’ai donc repris:

1) le commentaire de Frigorifik qui nous a donné les paramètres de justifications (C&J dans Quark X-Press) d’InDesign recommandés par Muriel Paris.

2) le commentaire de Baptiste qui trouvait que le pavé en helvetica neue 55 lui semblait indigeste (sans doute trop serré).

Pour ce faire j’ai consulté une des références en la matière, un vieux catalogue de photo-composition d’Albert Hollenstein —Diatronic-Diatype— édité vers 74-75). J’ai donc déserré très légèrement (c’est expliqué en bleu au bas de chaque pavé) mes exemples.

Et pour répondre à Mickjagger, oui sur le précédent exemple les paramètres d’InDesign étaient enclenchés. Mais tous les éditeurs de logiciels utilisent des paramètres plus proches de ceux de la composition en plomb que ceux que nous avons pratiqués au sein des ateliers de photocomposition dans les années 70-80. La typographie suisse était passée par là, nous montrant de magnifiques gris typos, sans la moindre accident. De fait je suis conscient que nous sommes en train «d’enculer des mouches en vol» comme disait mon cher père. Et il ne s’agit pas de déclarer péremptoirement que mes réglages donnent plus de lisibilité, tout au mieux, plus de confort de lecture je dirais. Ainsi que la sensation d’une composition maîtrisée par l’esprit de l’homme et non imposée par les machines. Et ce n’est pas pour contredire Miklos, mais les réglages que je viens de faire et dont vous allez voir une séquence encore mieux réglée ci-dessous sont impossible à obtenir sur Word où l’on a aucun accès aux variables des approches intermots + interlettres + césures. Il faut savoir que des «applis» comme Quark ou InDesign «travaillent» au 1000e de cadratin et au 2000e de cadratin (le carré du corps), les approches. Word je ne sais pas mais c’est largement en-dessous. Même notre journal papier du Monde a en ce moment a le plus grand mal à régler ces gris du fait qu’ils montent les pages sur un système dédié et non sur Mac + Indesign (ce que j’ai pû comprendre). Les informaticiens sont parfois lourds à convaincre pour les obliger à réécrire des bouts de programme pouvant permettre d’améliorer la compo du journal. Mais techniquement ce serait possible. Enfin une dernière remarque. Une composition est toujours perfectible et Estève Gili a parfaitement raison de souligner que ces paramètres pourraient varier selon la justification, mais aussi et surtout selon les dessins des caractères. Une sérif et une Sans, ne réagissent pas de la même manière du fait des empattements qui mangent un peu du blanc interlettre. Et un dessin de lettre large ou étroit a besoin de réglages spécifiques. Notre système occulaire, pupille, rétine, muscles de focalisation s’adapte en permanence aux variations des signes alphabétiques. Et on a vu plus bas, dans une composition en Fraktur que nos yeux sont prêts à s’adapter à des caractères aux formes anciennes pour peu que nous nous y collions pendant un quart d’heure. D’ailleurs la notion de lisibilité entre un Times et un Centennial en prend un coup. Parce qu’on pourraît même lire une Gothique si on le voulait bien. Je finirai cette note sur une scène du film «La Chinoise» de Jean-Luc Godard: deux étudiants se font face dans une chambre universitaire, tous les deux en train de réviser leurs cours.
Anne Wiazemsky
a mis la musique à fond que Jean-Pierre Léaud (il est obligé de crier) ne supporte pas: —tu peux baisser le son Véronique (Anne)? je n’arrive pas à me concentrer! celle-ci (toujours criant pour couvrir la musique): —Guillaume (Jean-Pierre), je ne t’aime plus!. Lui (hurlant): —comment tu ne m’aimes plus, mais c’est pas possible (et il s’emporte comme seul JP Léaud savait faire)…Elle (toujours criant)—Tu vois bien Guillaume que tu peux te concentrer quand tu veux. Bel illustration du lisible et du visible (sonore). Car n’oublions jamais que nous aurons beau faire les plus belles mises en page, et composer les plus beaux textes de la terre, si le lecteur n’est pas motivé, il ne lira pas. Si le lecteur n’est pas préparé à la difficulté d’un texte (Ulysse de Joyce par exemple), il trouvera que c’est illisible. Quoi? le texte en Garamond de la Pleïade, composé en corps neuf inter 10? ou bien Joyce et ses loghorrées irlandaises…? La lecture est un acte complexe. Et je n’ai pas la prétention de croire que seule, la typo ou le graphisme suffisent à «faire lire» un texte. Voici les exemples de gris typo retravaillés.

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On gagne encore quelques signes d’économie par rapport aux paramètres de Muriel Paris dont les réglages laissent passer beaucoup trop de «lézardes». Mais ce serait intéressant qu’elle intervienne directement sur le sujet, car, et il faut le savoir, nous sommes là dans une composition extrêmement difficile due à la petitesse des colonnes. Très peu de signes par ligne (32-33), et l’obligation de ne pas dépasser plus de trois césures à la suite (code typo). Il n’est pas sûr du tout qu’elle maintienne ses paramètres dans un contexte aussi ingrat. (n’oubliez pas de cliquer sur les gifs pour les agrandir légèrement à l’écran).

chapitre lisibilité | visibilité

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Le gris typographique | lisibilité et économie d’espace

Intérêt d’un «beau» gris typo

Comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, je m’interdis en général de porter un jugement esthétique sur les éléments graphiques que j’analyse. Mais pour cette fois-ci je fais une exception.

Depuis l’apparition de la PAO (publication assistée par ord.) en anglais desktop publishing, litéralement  publication sur le bureau, nous avons entendu des énormités au sujet de la qualité de celle-ci. Tant il est vrai que des générations de graphistes et directeurs artistiques de la presse, de la publicité et de l’édition ont été habituées à utiliser les services d’ateliers de compostion dédiés à cette tâche finalement assez ingrate. Depuis l’apparition des logiciels de mise en page, d’abord Quark X-Press puis plus récemment InDesign d’Adobe, tout un chacun peut s’improviser graphiste, typographe, metteur en page, SR, maquettiste et bien sûr éditeur. Il y a cependant des règles à respecter pour obtenir une belle composition. Et pas seulement celles de la grammaire ou du code typo. N’en déplaise à certains graphistes comme Catherine Zask dont j’admire par ailleurs le talent et l’œuvre expérimentale, les accidents de composition: rivières et lézardes ne facilitent pas la lecture, au contraire. Ils  attirent et retiennent l’attention de nos rétines sur des blancs irréguliers dans le texte sans que ces blancs soient porteurs de sens. Je veux dire que ce n’est pas la peine de faire tout un débat sur les espaces devant et derrière les ponctuations si par ailleurs on oublie la chose la plus élémentaire, composer un texte régulier sans accident de lecture (lézardes et rivières) sur lequel les yeux vont pouvoir glisser avec légèreté et délicatesse. Je profite ici de signaler (mais nous y reviendrons en détail) que d’après des études de lisibilité qui ont été menées par des laboratoires d’études patentés et très sérieux, les yeux, qui lisent par points de fixation successifs, ont tendance à décrocher d’une ligne au bout de 40, 45 signes, ce qui légitime bien entendu les mises en page de la presse mais aussi de bon nombre de publications et éditions réalisées en colonnes. De 30 à 40 signes en moyenne. Au delà on assiste à des phénomènes de décrochage, donc de fatigabilité de lecture. Et cela joue sur notre capacité à mémoriser les textes.

Voici deux exemples de pavés composés en Times New Roman, et en Helvetica Neue N°55.

Colonne de gauche sans aucun réglage spécifique. Colonne de droite, le même texte composé avec un réglage dont les valeurs sont donnés en fin d’article. Les compostions ont été réalisées avec InDesign d’Adobe, donc les boîtes de dialogues montrées en exemple pour les réglages, sont bien du même logiciel.

Adoptez ces réglages et vous verrez non seulement une amélioration professionnelle de vos compositions, mais vous gagnerez en plus environ 10 à 15 pour cent d’espace en plus. Ce n’est pas négligeable, surtout si vous éditez un mémoire ou un catalogue ou une publication périodique. Que d’arbres en moins abattus grâce à un petit réglage typographique. La typo au service de l’écologie.

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Naissance du Macintosh | Naissance de la Typo sur vos écrans

Je voudrais juste signaler un article passionnant qui nous racconte avec force détails l’histoire rocambolesque de l’invention du Mac. C’est Laurent Gloaguen qui a écrit cette note sous la forme d’un véritable thriller : lire ici

et ne pas oublier de visionner le petit film en quicktime (au bas de son article) qui montre Steve Jobs présentant pour la première fois un Macintosh devant un public de professionnels. La salle est en transe. Nous sommes en 1984. Enjoy yourself. Merci Laurent pour cet excellent rappel de cuti.

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Libé en lutte | La Presse écrite en question

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(texte idem copiable) Nous sommes aujourd’hui 24 novembre 2005, à la croisée de tous les chemins pour
la survie de la Presse quotidienne française. En faisant l’analyse de la nouvelle maquette du Monde, je suis arrivé à la conclusion que ce qui fondait la naissance et l’existence du Monde, c’est la publication d’une information exhaustive, sobre et objective par la juxtaposition de la diversité des opinions. L’image comme je l’ai analysé dans mes trois articles précédents n’a rien à faire dans cette culture de la distance et de l’observation des faits.

Parce qu’elle véhicule la part affective et non raisonnée de chacun de nous. Libération est en grève depuis 4 jours, (voir le site des journalistes en grève). J’ai lu un certain nombre de commentaires d’internautes. Ils reprennent généralement la même vision. Un journal a une identité. Libération c’était un journal de gauche et d’opposition. Les lecteurs fidèles ne s’y reconnaissent plus forcément. Ils râlent. A vouloir jouer à l’entreprise capitaliste, donc de vouloir conquérir d’autres lectorats que ceux historiques, on risque de fragiliser gravement les fondations qui ont fait le succès d’un journal. Libé aurait sans doute du rester de gauche, voire prendre ses distances avec le pouvoir, même lorsqu’il était de gauche.

Le Monde devrait rester fidèle à ce qui en fait son identité historique sans pour autant abandonner son projet web qui est sa plus grande réussite depuis les dix dernières années (un coup de chapeau à toute l’équipe du Monde interactif). Les deux formats, papier écran, devraient pouvoir cohabiter dans un cadre journalistique commun où la mise en forme du papier respecterait cette liberté d’opinion et d’exhaustivité des points de vue. Comme je le dis l’image, pour autant qu’elle soit anecdotique et c’est le cas actuellement, ne peut que faire détourner les lecteurs vers une concurrence qui «manipule» déjà l’iconographie depuis plus de vingt ans (quot. régionaux, nationaux).

En conclusion, je suis persuadé qu’à l’heure où le haut débit fait revenir massivement les citoyens vers la lecture sur écran, et que nous connaissons la plus grande révolution gutenbergienne avec la diffusion planétaire du caractère et de l’alphabet phonétique, que les gens diversifient de plus en plus leur approche des informations, dans ces conditions le MONDE devrait profiter de ce retour d’amour pour l’écrit et le collaboratif en revenant à une formule graphique qui respecte le lecteur traditionnel ou nouveau. Cela ne veut pas dire «emmerdant» comme le disait le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry.

Cela veut dire contenu, contenu, contenu. Lisibilité, élégance, structure claire mais à multiples entrées. Bref une réflexion est possible pour redonner au journal à la fois un aspect gutenbergien en profitant de nos acquis technologiques, culturels et sociologiques pour développer la qualité graphique, donc la lisibilité et surtout l’envie de lire le journal. Ce que l’on appelle vulgairement l’appétence. Car la question de fond, et surtout en France, n’est pas de savoir si on devrait prendre des lecteurs à Pierre, Paul ou Serge, mais : comment je peux susciter l’envie de lire mon journal. C’est La question de fond pour la Presse française qui est victime du manque d’envie de lire d’une population éprise de prime time et plus si affinités. C’est à cette question que les responsables de la rédaction de tous les journaux devront répondre au risque de devoir un jour mettre la clé sous leur tapis de souris.

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Presse Quot. | Magazines | les Logos, le Graphisme | Quelle grille de lecture

Un rendez-vous pluri-hebdomadaire sur ce blog pour analyser, rendre compte et critiquer avec un zeste d’impertinence (cf le bandeau ci-dessus), mais surtout de lucidité les tendances et les réalisations graphiques auxquelles nous sommes confrontés dans notre quotidien.

Vous avez pû remarquer un certain nombre de fondamentaux dans mes analyses:

par exemple vous ne me verrez jamais ou très rarement critiquer une réalisation en exprimant un «comme c’est joli», «comme c’est beau». Nous nous interdirons chaque fois que cela sera nécessaire de juger de la qualité esthétique d’une œuvre graphique. Seules exceptions à cette règle, mes hommages, peu nombreux à Hermann Zapf, Neville Brody, Herbert Lubalin et suivants… Ce sont là des référents dans la profession qui ont chacun marqué les esprits par l’excellence et la rigueur de leur travail. Et là encore nous nous réservons la liberté de comparer, voire d’énoncer des défaillances quand cela est nécessaire. Si j’évite le jugement esthétique, ce n’est pas que je n’ai pas d’opinion. Par exemple je n’aime pas la nouvelle mise en page du Monde… non pas pour toutes les raisons que j’ai évoquées, mais parce que graphiquement je la trouve mièvre, peu sûre d’elle, absolument pas porteuse de la rigueur de pensée qu’elle est supposée incarner. Mièvre parce que la proportion des images aux textes tient de l’à peu près. Libération ayant fait en d’autres temps le choix d’une icono forte, pregnante, nous a habitué à des mises en page spectaculaires, grande photo verticale, titre et texte venant en habillage élégant et sobre à la fois. Au risque d’ailleurs de mélanger les genres : quotidien versus magazine. Mais je respecte infiniment une mise en page lorsqu’elle est résolument volontaire et déterminée sur un style pugnace et sensible. Ce n’est pas le choix adopté par Le Monde papier. Un peu d’images soupoudré sur toutes les pages, des textes banalement typographiés sur 5 col dans la partie supérieure et 6 col dans la partie inférieure, ça sent le vite fait, non réfléchi d’une agence de design qui vient à Paris, «fait trois p’tits tours et s’en vont». Je me souviens qu’une pareille mésaventure avait été vécue par l’Express quand ils ont fait venir l’Immense Milton Glaser pour relooker leur Mag. Milton dont le talent ne peut être mis en doute a accouché d’une souris… fort onéreuse. Nous avons à Paris deux cents à trois cents graphistes qui auraient pû mieux faire et cela me navre toujours de voir ce snobisme des rédac. chefs que d’aller chercher le designer à l’étranger comme si en cela crédibilisait la prtestation (idem d’ailleurs pour Neville Brody lorsqu’il accoucha d’une nouvelle maquette pour Actuel.). Je crois que pour «graphiquer» un journal, il faut le vivre soi même au quotidien, le connaître, le humer de l’intérieur. Parce que je suis parfaitement conscient des enjeux économiques, mais aussi complexes soit-ils, ils doivent recevoir des solutions simples et pas simplistes, ce qui est le cas pour la nouvelle maquette du Monde.

Mes analyses partent toujours du produit
(même quand justement ç’en est pas, comme pour le Monde), du produit qui vit sa vie dans un environnement humain et concurrentiel.

Banal allez vous me dire. Et pourtant cela m’a conduit plusieurs fois déjà à prendre le contre-pied des solutions proposées par les agences de design. Que ce soit pour la SNCF ou le Crédit Lyonnais mais aussi le Club Internet, les journaux, Figaro, le Monde, je n’arrive pas aux mêmes conclusions que les solutions proposées.

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Je pratique l’analyse globale qui inclut l’historique, l’environnement, le «purpose» de la marque (pour ne pas dire objet). Le nouveau logo du Club Internet par exemple n’incarne en rien l’univers d’Internet qu’il est sensé véhiculer. Trop rigide, trop coincé dans une sorte de fausse rigueur de caractères linéales (bâton).

La création d’une mise en page comme d’une marque suppose qu’on racconte une histoire. C’est comme un bon film. C’est d’abord un bon scénario. Et on peut être un inconditionnel de David Lynch sur ses choix esthétiques que l’on ne me fera pas avaler que son scénario de Lost Highway ne tient pas «la route». Esthétiquement parfait. Mais l’absurde n’arrive pas à légitimer une histoire qui bascule dans l’incompréhensible. A ce jeu je préférais Hitchcock.

Quand je mets en page l’édition d’un catalogue, d’un magazine, j’ai conscience de m’adresser d’abord à des lecteurs. Et pas seulement à des spectateurs. C’est là l’erreur fondamentale du nouveau Monde que j’ai décrit dans mes deux articles précédents. Et puis je regarde les fondamentaux, combien de textes pour combien de pages, les articulations, les rubriques, la hiérarchisation (titres, chapôs, textes). Le choix typographique découle à la fois de ces impératifs, et de goûts personnels.

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La Presse, confrontée à la nécessité d’économiser le papier a depuis peu adopté systématiquement des caractères à gros œil et jambages courts. C’était le sens de mon travail sur le Libé III que nous avons produit avec Jean Bayle en 94, et ce fut aussi la même démarche de Jean-François Porchez pour le Monde de 1995. Nous reprenions simplement les principes que Aaron Burns et Herb Lubalin avaient généralisé au début des années 70. (cf mes articles sur Lubalin). Beau ou pas beau en design ne veulent rien dire. Ça fonctionne ou pas, je préfère. Parce qu’il ne s’agit pas tant pour un graphiste de faire une œuvre d’art que de permettre à des rédacteurs-concepteurs, des journalistes d’écrire un maximum de mots pour être lu par un maximum de lecteurs. Cela suppose une architecture de la page, une rigueur dans la ou les grilles qui s’imbriquent. Par exemple pour le Monde il eut mieux valu systématiser le 6 colonnes quitte à créer quelques blancs qui fassent respirer les pages. Cela aurait évité ces décrochages d’alignement très mal gérés par des filets demi-gras extrêmement vieillots. Dans la presse seule Libération nous avait habitué à une gestion des espaces où les blancs font sens dans la page.

Quand nous créons un logotype, une marque, la mise en page d’une édition, nous nous adressons autant à l’œil qu’aux oreilles du lecteur. Tout texte est avant tout une suite de lettres issues de l’alphabet phonétique. Et même si nos automatismes de lecture rendent celle-ci silencieuse, notre cortex se souvient inconsciemment de la valeur phonétique des textes typographiés. Si je fais l’effort d’analyser la production graphique avec cette grille de lecture, alors je n’arrive pas forcément aux mêmes conclusions que la plupart des intervenants dans les groupes de décision. Je veux dire que ce qui m’importe c’est de définir un cadre de réflexion, des codes de décryptages qui permettent d’avancer dans une analyse sans que l’on soit obligés à chaque instant de défaire ce qu’on a déjà construit.

Définir une méthode d’analyse revient à économiser du temps et de l’argent.

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Car il s’agit bien d’évaluer le coût des erreurs.
Et de les éviter. Lorsqu’en 1994 Serge July décide de relifter Libération, il décide de doubler la pagination, en se persuadant que les français étaient prêts à de nouvelles habitudes de lecture. Prenant exemple sur les journaux américains, ou anglais ou encore allemands, il se persuade et persuade toute la rédaction de passser d’une quarantaine de pages à plus de 80. C’était malheureusement une grande présomption. Parce que les français n’aiment pas lire dans leur grande majorité (je ne parle pas de vous cher lecteur de ce blog qui supportez la longueur indigeste de mes notes :-), mais d’un comportement franco-français, exception culturelle si elle en est. Il suffit de voir la production publicitaire anglosaxonne voire belge ou espagnole pour découvrir que nous avons en France un rapport d’indigence aux textes. Des images, des images. Des icônes, des icônes. Prenez en main un journal de Boston, le Frankfurter Allgemeine ou USA ToDay, et vous comprendrez ce que je veux dire par indigence. Ces journaux pèsent des kilos de papier et les gens les achètent. Pas pour nettoyer leur fenêtre.

Neuf mois après le lancement de Libé III, à partir d’avril 95, le journal dut faire appel à des auditeurs (Arthur Andersen) pour commencer un des plus grands plan social de l’histoire de la Presse française.

Nous avons donc, graphistes, typographes, consultants une responsabilité économique et sociale lorsqu’un client nous demande d’intervenir. Pour le Monde il eut sans doute mieux valu jouer la proximité avec une agence pariesienne qui aurait pu accompagner en soupplesse la nouvelle formule. Et puis, plutôt que de faire des effets d’annonces, il aurait mieux valu aussi tester, corriger tout en finesse la nouvelle maquette pour éviter de tomber dans le tout ou rien qui nous a amené depuis 1980 à un changement tous les 4-5 ans. Sans résultat probant. Un journal c’est comme une maison, on y habite, on y prend ses aises, ses repères. Vous ne déplacez pas vos murs tous les 4-5 ans… vaut mieux déménager.

Je souhaite simplement me tromper dans le cas du nouveau Monde.
Parce qu’il en va de l’avenir de la Presse et d’un journal que j’adore. Je souhaite aussi que l’image ne fasse pas réduire les textes pour me donner l’impression que ce n’est plus moi qui choisis mes articles, mais une rédaction désireuse de canaliser la lecture donc d’induire des positions, des opinions. L’image est un outil de manipulation, ne nous y trompons pas. Et Jean-Marie Colombani le sait. Il en va de sa responsabilité d’utiliser cet outil avec sagesse et raison, au risque de voir transformer durablement le journal en une feuille de chou banalisée et peu crédible comme il y en a tant d’autres.

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Le Monde new design | Magazine ou journal? | La Une

 

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En 1944,
le général de Gaulle souhaitait voir naître un quotidien de qualité,
fer de lance du rayonnement culturel et politique français. Contacté
pour prendre la tête de cette entreprise, Hubert Beuve-Méry ne s’y
engagea qu’avec réticence. Mais une fois le défi relevé – Le Monde
naquit le 11 décembre 1944 -, il mena l’aventure à sa façon,
c’est-à-dire avec une indépendance radicale. En quelques années, il fit
de ce journal austère une institution, lecture quasi incontournable de
tous ceux qui, en France et dans le monde francophone, exerçaient des
responsabilités. « Ce qui a probablement perdu Le Temps, estimait Beuve-Méry, c’est d’avoir trop d’argent. Ce qui a été une des grandes forces du Monde, c’est de ne pas en avoir. » (l’article complet ici).

D’après la présentation d’Éric Fottorino nous pouvons distinguer deux périodes dans le renouvellement de la maquette du Monde. 1945, 1959 la naissance et jeunesse d’un grand quotidien d’information et de réflexion nationale et 1980 à nos jours avec des relookages successifs en 1980, 1983, 1989, 1995, 2002 (une version dont le document en question ne parle pas) et 2005. Notre première réaction c’est de s’interroger d’emblée sur le pourquoi d’une telle avalanche de renouvellement depuis 25 ans, alors que la maquette n’a pas bougée pendant une vingtaine d’années. Et c’est d’une certaine façon Jean-François Porchez qui nous donne une réponse lorsqu’il publie les chiffres de la diffusion du Monde. Jean-François Porchez, c’est le typographe créateur qui dessina pour le journal en 1995 une série de caractères spécifiques. Que cela suffise pour insuffler un renouveau est une question intéressante, trop tôt pour en débattre à ce stade, mais nous y reviendrons.

Ce qui est intéressant dans ces chiffres c’est qu’ils reflètent scrupuleusement la lente dégradation des ventes de la presse quot. France-Soir en fait les frais aujourd’hui, journal qui était lu par près d’un million de lecteurs quotidiens il y a une quarantaine d’années. Je ne connais pas les chiffres des autres journaux, mais aussi bien Le Figaro que Libération sont confrontés aux mêmes réalités. Et s’il en est une preuve, selon l’adage : «on ne change pas une équipe qui gagne», tous les journaux (le dernier en date l’Huma… mais aussi Libération qui prépare sa nouvelle maquette pour le début de l’année 2006) nous habituent à des réhabillages de plus en plus fréquents.

Nous pourrions dénoncer une telle course au nouveau look qui ravale les journaux à de simples produits de consommation. C’est là une question importante et cela mérite qu’on s’y arrête.

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La presse n’est pas un produit comme un autre

L’histoire des journaux se confond avec l’histoire de la naissance de la démocratie. Lorsque Marat publie l’Ami du Peuple en pleine révolution française, il fait avancer la démocratie. Voltaire l’avait précédé et l’on se souvient du rôle qu’il a joué grâce à ses pamphlets dans l’affaire Callas pour réhabiliter ce condamné-innocent.

Unejaccuse_4Mais aussi Émile Zola lorsqu’il publie dans l’Aurore le 13 janvier 1898 sous le titre J’Accuse, un réquisitoire en règle contre les accusations de traîtrise du capitaine Dreyfus, victime d’un antisémitisme à peine voilé des pouvoirs de l’époque. La naissance et le développement de la Presse se confond tout au long des deux siècles écoulées avec les progrès sociaux et l’installation de la démocratie comme principe fondant les valeurs de la République, liberté, égalité, fraternité. La Presse n’est pas un produit comme les autres et surtout pas le Monde. Lorsque je relis les articles publiés par Jean-Marie Colombani au lendemain du 21 avril 2002 dévastateur, (La
blessure, par Jean-Marie Colombani 

22.04.02) invitant notre président de la République à prendre conscience de ses responsabilités face à une situation sans précédent (…«Jacques Chirac est face à un choix capital. Il peut faire comme les
siens, au soir du premier tour, qui ont rivalisé dans la surenchère
droitière et sécuritaire, au risque une fois de plus de permettre à Le
Pen d’expliquer que "l’original" vaut mieux que la copie, et
d’entretenir ainsi le courant et toutes les dérives. Il peut aussi
choisir de restaurer sa fonction, et son propre crédit…»)
JMC prolonge cette longue tradition d’un journalisme non seulement d’opinion mais engagé dans la lutte quotidienne pour garantir le droit à l’information et les libertés publiques.

Non la Presse n’est pas un produit de consommation comme les autres.
Le statut des journalistes, les risques qu’ils prennent (Florence Aubenas), les conditions de travail (à la corde de l’information quotidienne), le rôle qu’elle joue pour garantir les droits fondamentaux et nourrir les débats de société sont autant de preuves qu’elle se situe à la marge de la consommation même si les modèles économiques, et l’heure des bilans annuels obligent les rédactions à s’interroger sur la qualité de leur gestion. 

Vous pensez peut-être que nous nous éloignons du sujet, Le Monde relifté? Au contraire nous sommes en train de définir la grille de lecture qui va nous permettre d’analyser ces nouvelles mises en page. 

Le Logotype : Le Logotype du journal n’a pas changé. C’est tant mieux ou tant pis. Que signifie d’ailleurs ce Fractur du Moyen Âge que l’on avait plus l’habitude de lire sur les vieux parchemins ou Bibles imprimées par Gutenberg. Ça veut dire que mon journal va puiser au plus profond de nos inconscients culturels une référence à la naissance de l’imprimerie. Donc forcément de la presse. Le Monde typographié en caractère gothique, tout comme le Frankfurter Allgemeine, mais aussi le San Francisco Chronicle envoie un message fort à ses lecteurs. Hubert Beuve Méry ne savait rien en 1945 des progrès technologiques (électronique, informatique, téléphonie) qui allaient bouleverser notre quotidien. Mais il pressentait qu’il fallait puiser dans nos inconscients les plus reculés un environnement typographique pour nous convaincre de la crédibilité d’un journal d’analyse politique, économique et social. Ce logo correspondait en tous points à cette attente. On pourrait imaginer aujourd’hui qu’il n’est plus d’actualité. Parce que le journal, les journaux se débattent dans un paysage concurrencé par la télévision et surtout internet. D’ailleurs les choix graphiques qu’on nous explique correspondent bien à ce contre-pied du «faites emmerdant».

L’image fait irruption dans le journal, presque à chaque page et pour commencer sur la Une. Le journal fait écho à l’information télévisée, aux images diffusées sur les blogs et la presse collaborative. Il devient par la même illustrée, non plus, et en priorité par les dessins d’un Plantu caricaturant l’impossible algorithme des situations politiques et humaines aux aspects les plus complexes, mais par des photographies dont la qualité de synthèse est largement en deçà d’un dessin, mais qui nous font entrer dans La Vie quotidienne par une lucarne que nous connaissons bien… l’anecdotique. Et du coup nous mesurons le paradoxe d’un logotype historique et fondateur associé à l’éphémère image photographique. Donc puisque le monde change pourquoi pas le logotype du Monde… c’est une question ouverte, à approfondir. Mais lorsque les Directeurs Artistiques Palmer et Watson installent un filet bleu couleur Figaro sous le logotype en Fractur gothique, nous pouvons légitimement se poser la question : est-ce que notre quotidien n’est pas en train de pratiquer un benchmarking, c’est à dire littéralement copier un code couleur du concurrent pour venir empiéter sur son lectorat. 

Parce que ce filet en couleur conforte l’idée selon laquelle le logo est dépassé par…le nouveau paysage médiatique.

Voici un commentaire relevé dans les Echos : «Le nouveau « Monde » abandonne la culture de l’exhaustivité, reconnaît Eric Fottorino, directeur délégué de la rédaction, qui a piloté le projet de nouvelle formule. Et privilégie une très forte hiérarchisation de l’information, en fonction de la valeur ajoutée que le quotidien peut apporter. Quitte à revenir sur l’information plus tard via « un rendez-vous quotidien où la rédaction pourra prendre le temps de réaliser un reportage ou une enquête pour aller plus loin. Ce type de pages constitue la meilleure réponse que nous puissions apporter à Internet et aux gratuits », poursuit-il. Ce qu’Hélène Mazzella, directrice de la communication du quotidien, résume par : « Nous sommes là pour donner du sens à l’écrit. »

Contresens tragique
Les médias de la Radio et Télévision connaissent bien le manque de porosité de leur public. A chaque jour suffit ses cinq articles majeurs. Entre 20 heures et 20 heures 30 nous avons droit à un matraquage sur toutes les chaînes, sur toutes les ondes avec pour clé de voûte cette norme sacro sainte des cinq infos majeures que le public peut recevoir dans un temps finalement assez court. Du coup vous avez l’impression que tous les médias électroniques diffusent la même info. La presse écrite pouvait échapper à ce normatif. Elle dont l’ergonomie de la prise en main distillé dans le temps et l’espace, pouvait prétendre à être lue aussi bien dans le métro-bus que dans les salles d’attente des entreprises ou des cabinets médicaux, voire des administrations. Un journal se plie et se déplie à volonté et s’il est une nécessité et une seule, c’est de marquer les articles par des repères (donc des titres) pour éviter juste de les relire deux fois (mais cette remarque n’est pas sérieuse… vous ne vous voyez pas oublier l’article que vous avez déjà lu. Autrement dit abandonner l’exhaustivité du Monde c’est renoncer purement et simplement à ce qui en faisait la clé de voûte de la Presse française. Hiérarchiser à l’extrême n’est pas, je cite «donner du sens à l’écrit». Parce que les lecteurs du Monde sont des universitaires, des étudiants, des cadres, la classe moyenne et innombrable de personnes qui prennent en main un journal pour aller y chercher une exhaustivité de l’information qui leur permettra de donner du sens aux choses dans le respect de la complexité et de la diversité des infos. Autrement dit la presse écrite et particulièrement Le Monde proposait jusques là, tout comme Internet la possibilité à tout un chacun d’aller puiser ses infos pour se faire une idée personnelle des réalités socio-économiques. Prétendre hiérarchiser, structurer fortement cette info au prétexte de faciliter sa lecture, c’est prendre le risque de réduire le lecteur à un consommateur. Et l’on y revient. 

Donc nous avons un Logotype en gothique, souligné d’un bleu Figaro et une belle photo en Une dans la partie supérieure, visible en kiosque pour faire venir le chaland. Et c’est…«la meilleure réponse que nous puissions apporter à Internet et aux gratuits…» dit Eric Fottorino.

J’ai longtemps pensé que le Frankfurter Allgemeine était le pendant du Monde, en voici la Une :

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Un format presque Figaro (40x47cm plié), nous n’y voyons aucune photo, aucune illustration. C’est Le Monde jusqu’à 1995. Les images, et il y en a, sont à l’intérieur. Mais on y décèle ce respect du lecteur qui justement ne vient pas chercher une trop forte hiérarchisation, qui sent qu’on va lui laisser choisir lui-même Son Info majeure, sa Dominante, et faire Sa cuisine personnelle. Au fond quand je vais sur Google Actus, voire sur les blogs collaboratifs je fais la même démarche, je vais chercher activement ce qui m’intéresse moi, et je ne laisse pas au média le soin de Me dicter Sa hiérarchie.

Je veux dire que nonobstant de mes remarques à venir sur la mise en page intérieure, je peux déjà me demander s’il n’eut pas mieux valu qu’on laisse à la Une cet aspect «intello», c’est à dire collaboratif. Cet aspect que les chercheurs, cadres moyens et sups et étudiants avaient plaisir à prendre en main en toute liberté de se faire leur propre opinion. C’était ça le positionnement républicain du Monde. Et d’aller batailler contre les gratuits, la télévision voire les sites internets aux cadres rigides et réducteurs c’est assurément la balle qu’on se tire dans les pieds. On ne lutte pas contre les ergonomies d’autres médias parce qu’on n’a pas les mêmes armes.

La grille de la Une du Monde

 

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J’ai toujours été frappé de la légèreté avec laquelle «on» traitait la grille dans la Presse française en générale et particulièrement au Monde. J’ai tracé la grille de la partie supérieure. Il ne correspond pas à la grille inférieure. Ce n’est pas que je suis contre un changement de grille à deux étages. Mais cela est possible quand l’œil a été protégé d’une perception de gêne. J’ai évoqué la qualité d’un journal à grille multiple en analysant le Magazine EnVille. Mais j’ai bien souligné que la réussite de cette juxtaposition verticale de deux grilles n’était rendue possible que grâce au blanc tournant entre les deux zones de lecture. Ici il y a télescopages de grilles et l’effet sur le lecteur est immédiat, une gêne s’installe de la même manière que si vous boutonniez une veste avec un cran (bouton-œillet de bouton) décalé. Il y a comme un défaut. Une grille c’est comme une architecture de façade. J’adore les vielles maisons qui penchent et dont les fenêtres ne se correspondent pas, hauteurs décalées, alignements accidentels… mais ce sont de vieilles maisons. Et ce qu’on y aime c’est justement l’aspect vieillot. Si vous demandez à Jean Nouvel de structurer une façade, il est capable de vous installer des ruptures verticales et horizontales, mais il respectera la règle du «fait exprès»… et pas du «fait à peu près»… et ils, le public, n’y verra rien, parce qu’il s’y connaît pas. C’est faux. Le public aujourd’hui s’éduque de plus en plus le regard et c’est vraiment prendre les gens pour des imbéciles alors qu’on vient de voir se répandre la plus grande culturation graphique démocratisé grâce à l’ordinateur que nous n’ayons jamais vu. 

La taille de l’image sur la Une du Monde
Nous y reviendrons en évoquant les pages intérieures, ce que l’on peut en dire dores et déjà, c’est qu’elle vampirise considérablement la lecture gutenbergienne. Bref la lecture tout court. Grande image, petit texte. Bientôt une BD, pourquoi pas sauf qu’à ce jeu les dessinateurs de BD sont plus forts et plus créatifs. Et la rédaction de Libé de même.

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5 | Herb Lubalin: la saga ITC et U&lc

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C’est en 1970 que l’une des plus grande révolution typographique des 500 dernières années est née dans le secret le plus absolu du studio Suddler & Hennessy où officiait Herb depuis déjà une vingtaine d’années.
Herb, entouré de ses fidèles amis fut convaincu par Aaron Burns, expert de l’industrie typographique pour avoir suivi une filière presque identique à celui de Herb en sortant de la Newark Evening School of Fine and Industrial Arts, de créer une fonderie typographique virtuelle. De quoi s’agissait-il?

Aaron, qui a suivi un cursus identique mais qui a fréquenté les ateliers de composition de New York (The Composing Room, Inc.) sentait bien que le monde basculait vers des préoccupations de type «développement durable» dirions-nous aujourd’hui. Il sentait les choses parce qu’il pratiquait quotidiennement l’économie-marketing de la composition typographique. L’Amérique, comme l’Angleterre et l’Allemagne ainsi que les pays européens nordiques étaient des papivores ancestraux. Du fait d’une culture protestante et anglicane, moins attachés aux icones qu’aux textes (et cela se vérifie encore aujourd’hui), les journaux comptaient des centaines de pages. Les magazines donnaient à lire là où nous donnions à voir, et la typographie jouait donc un rôle énorme dans l’ergornomie de la mise en page. Burns avait remarqué que traditionnellement liés aux caractères garaldes (Garamond, Cheltenham Old, [voici le nouveau redessiné par ITC] Janson, ou transitionnels Times, Caslon, Baskerville… les textes prenaient d’autant plus d’espace que les jambages montantes et descendantes des caractères traditionnels forçaient les compositieurs à pratiquer un interlignage conséquent afin d’éviter l’imbrication de ces jambages et de rendre illisible (par les effets néfastes d’un sous-interligange) les textes.

On a bien essayé durant quelques années à sous-interligner mais sans succès majeur. Les lois de la lisibilité, étudiés par des Bror Zachrisson, Herbert Spencer, R.Y. Walker etc. furent étudiés en laboratoire de physiologie de la lecture. On étudia les mouvements de l’oeil, la rapidité de la perception, la distance de perceptibilité, la distance de perceptibilité ainsi que notre accomodation, la fréquence du cillement (par Luckiesh et Moss) ainsi que la fatigue visuelle . L’enregistrement des déplacements oculaires donna des indications très utiles sur l’influence des paramètres typographiques sur la lecture. Et pour finir C’est François Richaudeau qui fit une synthèse de toutes ces recherches en publiant une série d’articles d’où il ressort que «l’évaluation de lecture effective est de loin, la meilleure méthode d’estimation de la lisibilité. Elle peut être exprimée soit en temps passé à effectuer une tâche donnée, soit en quantité de mots déchiffrés dans une période donnée…» (la Chose Imprimée, bibliothèque Retz).

L’industrie de la Presse était toute prête à entendre une type-stratégie qui maintiendrait la lisibilité et les styles traditionnels en privilégiant des économies de papier substantiels. Burns leur proposa un programme de re-design de tout le patrimoine typographique depuis Gutenberg à nos jours et fit part de son projet à Herb Lubalin. Pas facile à convaincre le juif gaucher, daltonien et aphasyque quétait Herb. Tout au plus il dût gromeler quelques : «tu crois? c’est ce que tu penses?, ah, mouais, t’as p’te raison… et c’est là où Burns, fin psychologue et surtout un ami sincère, lui demanda de commencer par réaliser un alphabet exclusif, l’Avant Garde.

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L’histoire de ce caractère est exemplaire. Les bases en furent jetées sur calque à l’occasion de la création du logotype-titre du magazine éponyme auquel collabora étroitement Herb. La création d’alphabets originaux pour l’imprimerie fut longtemps l’apanage des imprimeurs-humanistes-fondeurs comme Christophe Plantin à Antwerpen ou d’Alde Manuce en Italie du Nord. C’est à partir du XIXe siècle, depuis l’invention de la lithographie par Alois Senefelder qui donna naissance à l’impression Offset, que l’on vit apparaître d’autres modèles économiques autour des fonderies comme Olive ou Debergny et Peignot. Le logotype d’Air France fut déclinée sous la direction de Roger Excoffon en Antique Olive et le Peignot (1937) de A.M. Cassandre est issu directement d’un caractère de titrage, l’Acier qu’il dessina en 1933. C’est ainsi que peu à peu naquit une nouvelle approche de la création des caractères. Partant d’un dessin original, un titre, un logotype le créateur en déclinait tout l’alphabet qu’il confiait à un fondeur qui allait commercialiser (d’abord en plomb, puis en caractères de photocomposition) auprès des ateliers de composition qui en étaient clients. C’était une petite industrie aux process long et fastidieux qui mettait en œuvre d’immenses talents depuis le dessinateur en passant par les graveurs de poinçons et plus proche de nous des ateliers de confection de caractères pour la photocomposition comme ceux de Debergny (sous la direction de Ladislas Mandel ou de Berthold qui connut ses heures de gloire sous la direction du docteur Günter Gerarhd Lange.

En 1970 lorsque Lubalin et Burns décident en commun de donner vie à l’Avant Garde et au programme de type-design au travers d’une société: International Typeface Corp, l’industrie de la typographie comptait environ 150 fabricants de machines (on dira imprimantes aujourd’hui) à composer/ ou à saisir du texte. Chaque fabricant draînait autour de lui entre 100 à 3000 clients essentiellement des ateliers de compostion indépendants, mais aussi intégrés dans les journaux ou l’édition. L’idée novatrice de Burns fut de leur proposer un programme de création unique et original auquel les industriels étaient invités à s’abonner. Moyennant des redevances trimestrielles, ils recevaient quatre fois par an les dessins d’une nouvelle collection de caractère. Ils n’avaient plus qu’à les photographier et à les fabriquer selon le process «propriétaire» de chacun.

Mais qu’est ce qui a poussé tous ces industriels à accepter ce programme hautement virtuel puisqu’il ne proposait que des dessins et pas un produit manufacturé prêt à la commercialisation.

C’est l’autre idée tout aussi novatrice pour ne pas dire géniale et en tous cas exceptionnelle de Burns. Créer une vague de fond, créer la demande en amont.

Il ne suffisait pas de convaincre les industriels de la presse new-yorkaise ou de Los Angeles pour provoquer une demande massive des futurs dessins d’ITC. Il fallait créer une vague de fond qui ébranlât toute la hiérarchie typographique datant de siècles de conservatisme.

Il fallait 15 ans à La Fonderie Monotype (sous la direction artistique de John Dreyfus) pour proposer une dizaine de variantes d’un Photon remarquablement conçu par José Mendoza. Désormais ITC propose 4 collections complètes (4 graisses en romain, italique et romain condensed et italique condensed) par an!. Mais pour convaincre définitivement les fondeurs traditionnels, Burns et Lubalin lancent un journal typographique Upper & lower case (littéralement Capitales & bas de casse) qui va porter la bonne parole aux quatre coins du globe. Tiré à 600.000 exemplaires, lu par plus d’un million de lecteurs, le journal pénètre gratuitement dans tous les milieux créatifs de la planète. Toutes les agences de publicité, tous les studios de graphisme du monde entier recevaient le même jour et quatre fois par an, une édition spéciale qui annonçait la création d’une nouvelle collection de caractères. La demande ne se fit pas attendre. Les fondeurs durent se plier à ce nouveau modèle économique et rapidement ils proposèrent la disponibilité des fontes manufacturées et prêtes à l’emploi dans les ateliers de composition en même temps que le journal U&lc arrivait dans les bureaux de création.

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Un jour de 1983, je croisais Aaron Burns dans une conférence ATYPI et lui demandait : mais que faites-vous des copyrights, comment protégez-vous vos caractères… sujet épineux en discussion depuis 1965 dans toutes les instances typographiques que compte notre planète. Les américains n’avaient pas souhaité signer les accords de Vienne qui donnaient une protection formelle aux caractères. Aux States seul les noms des caractères pouvaient être déposés et donc protégés. Burns me répondit : «il n’y a aucun problème, nous allons tellement vite dans la commercialisation de nos caractères que personne n’a le temps matériel de nous copier. C’est là notre meilleure défense.» Et il avait raison.

Je fais remarquer à mes lecteurs qui ont eu la patience de me suivre jusques là que nous sommes encore à quelques encablures de l’avènement du ©Postscript et de l’arrivée massive des Macintosh et de la PAO. Presque vingt ans avant. Mais le modèle était tellement moderne qu’il n’est toujours pas dépassé. Burns et Lubalin ne sont plus, ITC continue d’exister, et de proposer des fontes Postscript ou True Type ou encore plus récent Open-Type pour PC et Mac. Seuls les circuits de distribution ont changé : ils vendent en direct ou bien par des revendeurs comme FontShop installé à Berlin.

Herb est tout à fait conscient quand commence l’aventure que c’est sans doute la plus grande qu’il vivra. Il s’y investit à fond. Chaque numéro d’U&lc porte la marque de son exigence typographique. Nous sommes à l’aube des plus grands bouleversments que va connaître l’humanité-lecteur-imprimeur, à l’aube d’une nouvelle ère gutenbergienne totalement virtualisé par l’arrivée d’internet, aussi bien qu’à la fin d’une épopée graphique en marche depuis le moyen âge. Lubalin ne connaîtra pas les calques de Photoshop, ni les floutages. Il ne connaîtra donc pas la liberté dont cette modernité nous a fait cadeau. Il continuera de perpétrer un style propre à tous les créateurs post gutenbergiens, jouant sur les contrastes, les juxtapositions spectaculaires, les habillages de plus en plus libérés des servitudes du plomb mais des juxtapositions tout de même. Ses pages consacrés au Jazz sont parmi les plus belles qu’il n’ait conçu. L’édition d’Upper and lower case est donc dans une filiation directe d’avec la Bible en 42 lignes de Johannes Gutenberg. Mais la vivacité de son esprit, son sens inné de l’humour, sa détermination à dire fort avec le moins de moyens graphiques possible le conduisent peu à peu à un style débarassé des lourdeurs, des pesanteurs typographiques. Il retrouve grace à Tom Carnase et Tony Stan la magie de la calligraphie, donne à Ed. Benguiat l’occasion de créer parmi ses plus beaux alphabets (ITC Benguiat, ITC Souvenir etc.). Les ITC Garamond, Cheltenham, Caslon etc. correspondent en tous points au programme que les deux complices (Lubalin & Burns) s’étaient fixé.

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Herb Lubalin et Aaron Burns ont contribué à économiser du bois d’Amazonie et de toutes les contrées boisées de la planète. Leur type-stratégie fixé au départ est devenue depuis un standard de création pour tous les alphabets de presse ou d’édition économisant de fait environ 15-20% sur le papier imprimé. Et ce dans le monde entier.

Vous trouverez en cliquant ici parmi les plus belles créations de Herb Lubalin tiré d’une édition commémorative de 1984 (éditeurs Print et American Showcase – Snyder, Gertrude & Peckolick, Alan, 1985, Herb Lubalin: Art Director, Graphic Designer and Typographer, American Showcase Inc., New York) . N’hésitez pas à vous la procurer, il s’agit rien de moins que du dernier Gutenberg d’avant l’arrivée des machines sur lesquels vous lisez actuellement cet article.

Et pour l’humour et la gentillesse de Lubalin, et pour la chaleur de la poignée de main qu’il me donna en 1978 à Londres voici la photo des papiers-toilette que ses clients trouvaient en allant se soulager.

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Publié dans Herbert Lubalin Tribute | Un commentaire

De la Modernité | Une posture religieuse ou sociologique

Je lis régulièrement les billets de Francis Pisani comme je lisais à une époque ceux de Jean Louis Gassée (ex p-DG d’Apple) dans Libé.fr (il y a 2-3 ans). Je suis toujours étonné par le fourmillement des infos techniques que ces journalistes drainent autour d’eux. Mais c’est pas pire que celles qui gravitent autour de programmateurs musicaux dans les radios, recevant en exclu les digipak des CD des éditeurs indépendants comme des majors. Ce qui m’interpelle plus c’est la posture démagogique que revêtent ces gourous de la modernité, qui tantôt nous parlent de nanotechnologies, tantôt de connectique USB, aujourd’hui faisant l’apologie d’une presse internet qui détrône la presse traditionnelle (et l’on sait que je ne suis pas contre pour avoir publié moi-même quelques billets sur ce sujet). La question que je me pose est celui de savoir si cette posture (journalistique par excellence) est celle d’une observation sociologique ou bien d’un prosélytisme de type religieux avec son cortège de querelles de chapelle (OS contre OS, soft contre soft, moderne contre obsolète) et d’intransigeance (rejet de tout modèle ancien, marginalisation de ceux qui ne veulent pas changer ou évoluer ou s’adapter etc.).

posture sociologique :

Si telle était la posture, les «papiers» de ces gourous devraient replacer chacune de leurs interventions dans un paysage non seulement technologique mais aussi sociale et économique. Tel n’est pas le cas. Remarquez bien que cela ne m’étonne guère. Lors de la première guerre du Golf, tous les observateurs économiques, tous les journalistes de la presse économique avaient enfourché le cheval de la guerre pour légitimer la première crise économique après les trente glorieuses. Ce n’était pas sérieux. Aujourd’hui nous avons les moyens de démontrer que c’était même faux. J’étais aux premières loges des bouleversements que le monde venait de connaître et j’en été forcément conscient et totalement démuni pour contredire, alerter voire même critiquer les médias de l’époque. C’est donc fort de ce paradoxe, blogosphère démocratique, collaboratif et ouvert à l’internationale versus monde de la presse traditionnelle que je peux enfin m’insurger quand j’en ai envie contre des postures qui me semblent déphasées ou franchement tendancieuses.

Au mois de septembre 1989 John Warnock, président à l’époque de Adobe Ltd, fait une double annonce devant les conférenciers du Seybold Report à San Francisco. «Mesdames et Messieurs, nous avons le plaisir de vous annoncer que nous autorisons désormais tout un chacun à utiliser gratuitement les codes sources du langage ©Postscript et de ce fait à normaliser le flux de production entre les machines de saisie et de mise en page et les machines de production graphique (flasheuses, photocomposeuses, imprimantes de bureaux etc.). Nous vous annonçons également la disponibilité d’un nouvel outil (utilitaire nous nous dirions aujourd’hui) ATM (Adobe Type Manager) qui permettra désormais d’afficher les pages en Wysywyg (What Yous See is What You Get).»

Je vous passe les détails, ces inventions par exemple n’auraient jamais vu le jour si un ingénieur Français du nom très oublié de Bézier (les courbes) n’avait quelques années au-paravent mis au point un algorithme mathématique vectoriel qui permit aux départements R&D de Renault de simuler sur ordinateur la forme des automobiles, recherchant les meilleurs CX afin de réduire la facture énergétique due au premier choc Pétrolier de 1974. Technologie vectorielle qui fut très vite transposée aux dessins des caractères typographiques par des gens comme Peter Karow dès 1971.

Nous sommes à la fin des années 80. L’économie se mondialisait déjà depuis les débuts de la décennie et en France c’est sous le gouvernement de Michel Rocard fervent défenseur de l’entreprise comme lieu de création d’emploi [et l’avenir dira qu’il a eu tort à 99,99%] que nous avons connu l’avalanche des OPA, des fusions-restructurations d’entreprises, toujours au nom de la modernité, de la compétitivité internationale etc. L’économie s’est emballée. La lutte contre l’inflation a libéré de l’argent frais (non redistribué aux masses laborieuses) qui allait s’investir sur de l’argent et non plus sur le travail et de capitalisme industriel —200 ans— nous passâmes en moins de dix ans au capitalisme financier.

C’est donc dans une économie surchauffée où la place du salarié devenait de plus en plus critique (chaque fusion entraînant son cortège de licenciement) qu’en 1989 l’annonce fut faîte d’une révolution technologique dont les politiques n’avaient pas mesuré l’ampleur ni les conséquences sur le tissu social.

Herb Lubalin, dont je fais actuellement une bio sur ce blog, employait au milieu des années 60 environ 40 collaborateurs qualifiés, roughmans, exécutants, laborantins, opérateurs-typo, retoucheurs typo et photo, documentalistes, illustrateurs-dessinateurs-créateurs etc. Une production identique peut être réalisée aujourd’hui avec environ cinq (5) collaborateurs. Et vous ramenez ce chiffre à l’échelle des États-Unis qui comptait environ 15.000 agences de pub à l’époque avec une moyenne de 60-90 salariés. C’est donc une population d’environ 1.200.000 salariés qui a été mis au chômage. Sans compter les fusions dans le secteur des agences qui augmenteraient encore ce chiffre. Mais si vous ramenez ces chiffres à la France, cela ne serait pas significatif ni grave en soi. Mais ce que les journalistes de l’époque, les observateurs économiques de cette période charnière n’ont pas vu venir, c’est les conséquences à grande échelle de cette informatisation-standardisation phénoménale qu’a subi le monde des services et par extension, des secteurs industriels et agricoles.

Que ce soit chez les voyagistes, les compagnies d’aviation et de chemins de fer (regardez les bornes automatisés de réservation SNCF) ou dans les bureaux tout secteur tertiaire confondu, il n’y a pas un lieu de production moderne qui n’ait été avalée-digérée par la modernité. Et depuis 1995, date de la propagation massive des pages html et des réseaux 3w, miniaturisation, accélération des processeurs, des disques durs, connectique de plus en plus rapide et fiable, chaque invention vient s’ajouter à ce formidable mouvement planétaire devenue village globale par la force des rapprochements virtuels par écrans interposés.

Je ne suis pas contre la modernité. J’y ai payé un lourd tribu, mais cela m’a permis à titre personnel de réaliser un vieux rêve et faire le métier de graphiste que j’avais toujours rêvé de faire. Mais tout comme  Neville Brody dans son blues, j’aurais pu aussi bien céder au désespoir si je n’avais pas conscience que le destin ne m’accablait pas tout seul, et que nous étions des dizaines de millions d’individus touchés par la révolution planétaire informatique. Le protectionnisme des majors de la musique et de la Sacem nous font doucement sourire parce qu’ils sont sur une ligne défensive indéfendable. Le monde change, à eux de changer aussi et d’apporter un vrai service aux consommateurs. De même pour la Presse et en cela je suis entièrement d’accord avec Francis Pisani… ils ont du grain à moudre. Mais de grâce n’oublions pas que derrière chaque entreprise mise en faillite par la modernité (voir l’exemple de Leica sur le point de disparaître après Ilford, et bien d’autres) il y a une génération de salariés qui a très peu de chances de se relever. Réalité sociale vue depuis une planète éloignée de plusieurs années lumières : sans intérêt. Mais ici et maintenant, cela en revêt un énormément.

L’humanité n’a pas eu de chance sur ce coup. La révolution de l’électricité s’est faite sans changements radicaux sur les structures sociales. La division du travail décrite par Durkheim, Marx, Weber s’est maintenu bon an mal an jusqu’à la fin des années 80. Un salarié embauché pour faire de la correction-relecture pouvait refuser d’incorporer ses corrections dans le montage typographique au prétexte qu’il n’avait pas les qualifications et/ou la formation requise. Il pouvait refuser et le Syndicat CGT du Livre pouvait déclencher une grève générale pour oser avoir voulu changer la structure du contrat de travail. Nous mesurons aujourd’hui la radicalisation des changements. Il n’y a plus de compositeur-dactylo-claviste. Les rédacteurs, journalistes, fournissent leur texte et si on le leur demande, ils les mettent en page dans les gabarits prévus par la rédaction technique. Qui se soucie (et ce n’est pas les permanents des syndicats) des gisements d’emplois disparus. Et d’ailleurs là n’est pas le sujet de ce billet. Il est de se demander si l’on peut continuer à faire du journalisme autour de la modernité high tech sans se soucier des conséquences économiques, sociales et humaines de cette modernité. Nous venons de vivre la plus grande révolution technique et humaine depuis l’invention de Gutenberg. J’entends beaucoup (question de visibilité) les José Bové me parler de mal bouffe et les Noël Mamère de droits au mariage des sapiens-homo, mais je n’entends jamais les politiques s’intérroger sur l’évolution sociale et technique du monde. Par exemple : on a vu la fin du XIXe siècle déverser les agriculteurs vers les secteurs industriels, et la moitié du XXe siècle faire la même chose en envoyant les fils des ouvriers dans les bureaux, en Ville.

Mais quand vous réduisez drastiquement les secteurs des services, ou bien que vous les externalisez (phone marketing en Tunisie ou au Maroc), ou bien et tout simplement que ce secteur connaît une implosion techno-structurelle depuis l’avènement du ©Postscript et du HTML et de toutes les accélérations informatiques (il fallait 20 minutes pour ouvrir une image photoshop format A4 en 1993, il en faut…le temps d’un clignement d’oeil… = 0,5 sec soit 2400 fois plus vite). Et qu’à cela vous ajoutez une dégradation de l’emploi due à un éparpillement et une mobilité capitalistique, alors l’on est en droit de se demander : mais vers quel secteur va-t-on diriger cette fois-ci les millions d’inactifs, de jeunes sur-diplômés et sous-employés, de seniors sacrifiés sur l’autel du jeunisme etc? vers l’industrie? délocalisée ou disparue, vers l’agriculture bio?… qui aura les moyens de se la payer?, vers l’agriculture industrielle? concentrée, européanisée, PAC-sé?

L’angoisse est là palpable, en banlieue, dans les emplois salariés fragilisés par la décrue de l’offre, les colonnes de journaux comme le Monde ou Libé témoignent chaque jour des interrogations de sociologues, d’économistes ou de philosophes… mais il n’y a pas de réponse (et certainement pas dans les théories anti-migratoires à la LePen-Sarkozy). Parce qu’il n’y a pas de solution, sauf à considérer des politiques interventionnistes et de repenser la politique à l’aune de prévisionnels à 20 ou 50 ans. Ce qui demanderait de tels sacrifices à tous les corps sociaux que pas un politique en mal d’électorat ne s’y hasarderait.

Alors Cher Francis Pisani qui titrez votre article par «Les médias traditionnels prennent la tasse», dont j’apprécie les billets pour me tenir au courant de chaque avancée de cette modernité, je ne vous demande ni de cesser cet exercice quotidien, ni de faire du misérabilisme, mais juste peut-être d’essayer de replacer vos news dans une perspective un peu plus socio-économique afin de ne pas donner l’impression aux naïfs et aux crédules que sans la modernité l’humanité serait malheureuse, ce serait une nouvelle forme d’intolérence religieuse inacceptable.

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Le tramway jaune | Budapest | Le texte de typoGabor

Voici pour le fun, le texte du Tramway Jaune [bolo-bolo] tout de même plus sexy qu’un Lorem Ipsum sans saveur et sans odeur. Pour mémoire ce texte fut composé (dactylographié et mise en page: le copiez-coller n’existant pas encore) environ 1 million de fois durant vingt ans pour alimenter les maquettes des Directeurs Artistiques de toutes agences de pub de paris.

Le tramway jaune avance lentement dans le brouillard laiteux et surchauffé de cette fin d’après midi d’été. Le trafic s’écoule sous la canicule, se disperse et se répand dans les mille recoins de Budapest. La ville piétine et les enfants assiègent les marchands de glace. La voiture passe au loin, tourne sur les grands boulevards, longe une avenue et débouche sur le pont Elisabeth. Suspendu dans le vide, acrobate au fil des ans et de l’eau qui passent, le monument traverse le fleuve en une enjambée majestueuse, rétablissant le lien séculaire entre la ville bourgeoise de Pest et les collines royales de Buda. Sous le pont passe un hydroglisseur, il arrive de Vienne enrobé d’un cocon d’argent, milliards de gouttes d’eau qui brillent dans l’air surchauffé, d’où émergent en virevoltant les mouettes du Danube. Le Saint-Cloud de la Hongrie est plus haut, plus aride et plus difficile d’accès que celui de Paris. Bientôt la voiture est obligée de s’arrêter et on continue à pied pour arriver au point le plus culminant du mont Gellért, à cinq cents mètres d’altitude au cœur de la citadelle. On découvre alors la Ville, avec comme seul garde-fou les remparts de la fortification. Tout Budapest est là, séparée en deux par le large ruban argenté du Danube. Au nord, on devine l’île Marguerite, ses palaces et ses piscines. Les touristes y sirotent un peu de fraîcheur palpable qui vient des raisins du mont Tokaj. Plus près, comme des dentelles précieuses, le Parlement et le Château se font face de chaque côté du pont suspendu. Bientôt, le soleil se couche derrière Buda et les lumières de la cité scintillent de mille feux. On se perd alors dans les rues médiévales du Château, à la rencontre de l’inconnu, du vin qui enivre, de la musique qui enchante, et de la cuisine parfumée au paprika. Les violons jouent en sourdine autour des tables et les costumes du pays dansent la sarabande au rythme endiablé du Csárdás. Dans la nuit chaude, chargée d’électricité, dans la ville devenue féerie illuminée, pendant qu’un cymbalum égrène précieusement ses notes, indifférent à la fête et aux rêves, le tramway jaune attend son heure.1975

Tram01v671

et voici un lien exceptionnel : j’en remercie Robert Kravjanszki de m’avoir envoyé cette référence parce qu’elle est révélatrice de la violence des combats de rues qui eurent lieu à Budapest en octobre 1956. Des tramways blessés, dévastés, crevés, écrasés par les tanks russes, on devine l’impassibilité d’une population qui passe à côté de ces charniers de fer et de bois sans même un regard.

Voici la page en question : ici

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