Le Monde new design | Magazine ou journal? | La Une

 

Dsc_5756

Filetnoir_34

En 1944,
le général de Gaulle souhaitait voir naître un quotidien de qualité,
fer de lance du rayonnement culturel et politique français. Contacté
pour prendre la tête de cette entreprise, Hubert Beuve-Méry ne s’y
engagea qu’avec réticence. Mais une fois le défi relevé – Le Monde
naquit le 11 décembre 1944 -, il mena l’aventure à sa façon,
c’est-à-dire avec une indépendance radicale. En quelques années, il fit
de ce journal austère une institution, lecture quasi incontournable de
tous ceux qui, en France et dans le monde francophone, exerçaient des
responsabilités. « Ce qui a probablement perdu Le Temps, estimait Beuve-Méry, c’est d’avoir trop d’argent. Ce qui a été une des grandes forces du Monde, c’est de ne pas en avoir. » (l’article complet ici).

D’après la présentation d’Éric Fottorino nous pouvons distinguer deux périodes dans le renouvellement de la maquette du Monde. 1945, 1959 la naissance et jeunesse d’un grand quotidien d’information et de réflexion nationale et 1980 à nos jours avec des relookages successifs en 1980, 1983, 1989, 1995, 2002 (une version dont le document en question ne parle pas) et 2005. Notre première réaction c’est de s’interroger d’emblée sur le pourquoi d’une telle avalanche de renouvellement depuis 25 ans, alors que la maquette n’a pas bougée pendant une vingtaine d’années. Et c’est d’une certaine façon Jean-François Porchez qui nous donne une réponse lorsqu’il publie les chiffres de la diffusion du Monde. Jean-François Porchez, c’est le typographe créateur qui dessina pour le journal en 1995 une série de caractères spécifiques. Que cela suffise pour insuffler un renouveau est une question intéressante, trop tôt pour en débattre à ce stade, mais nous y reviendrons.

Ce qui est intéressant dans ces chiffres c’est qu’ils reflètent scrupuleusement la lente dégradation des ventes de la presse quot. France-Soir en fait les frais aujourd’hui, journal qui était lu par près d’un million de lecteurs quotidiens il y a une quarantaine d’années. Je ne connais pas les chiffres des autres journaux, mais aussi bien Le Figaro que Libération sont confrontés aux mêmes réalités. Et s’il en est une preuve, selon l’adage : «on ne change pas une équipe qui gagne», tous les journaux (le dernier en date l’Huma… mais aussi Libération qui prépare sa nouvelle maquette pour le début de l’année 2006) nous habituent à des réhabillages de plus en plus fréquents.

Nous pourrions dénoncer une telle course au nouveau look qui ravale les journaux à de simples produits de consommation. C’est là une question importante et cela mérite qu’on s’y arrête.

Filetnoir_35

La presse n’est pas un produit comme un autre

L’histoire des journaux se confond avec l’histoire de la naissance de la démocratie. Lorsque Marat publie l’Ami du Peuple en pleine révolution française, il fait avancer la démocratie. Voltaire l’avait précédé et l’on se souvient du rôle qu’il a joué grâce à ses pamphlets dans l’affaire Callas pour réhabiliter ce condamné-innocent.

Unejaccuse_4Mais aussi Émile Zola lorsqu’il publie dans l’Aurore le 13 janvier 1898 sous le titre J’Accuse, un réquisitoire en règle contre les accusations de traîtrise du capitaine Dreyfus, victime d’un antisémitisme à peine voilé des pouvoirs de l’époque. La naissance et le développement de la Presse se confond tout au long des deux siècles écoulées avec les progrès sociaux et l’installation de la démocratie comme principe fondant les valeurs de la République, liberté, égalité, fraternité. La Presse n’est pas un produit comme les autres et surtout pas le Monde. Lorsque je relis les articles publiés par Jean-Marie Colombani au lendemain du 21 avril 2002 dévastateur, (La
blessure, par Jean-Marie Colombani 

22.04.02) invitant notre président de la République à prendre conscience de ses responsabilités face à une situation sans précédent (…«Jacques Chirac est face à un choix capital. Il peut faire comme les
siens, au soir du premier tour, qui ont rivalisé dans la surenchère
droitière et sécuritaire, au risque une fois de plus de permettre à Le
Pen d’expliquer que "l’original" vaut mieux que la copie, et
d’entretenir ainsi le courant et toutes les dérives. Il peut aussi
choisir de restaurer sa fonction, et son propre crédit…»)
JMC prolonge cette longue tradition d’un journalisme non seulement d’opinion mais engagé dans la lutte quotidienne pour garantir le droit à l’information et les libertés publiques.

Non la Presse n’est pas un produit de consommation comme les autres.
Le statut des journalistes, les risques qu’ils prennent (Florence Aubenas), les conditions de travail (à la corde de l’information quotidienne), le rôle qu’elle joue pour garantir les droits fondamentaux et nourrir les débats de société sont autant de preuves qu’elle se situe à la marge de la consommation même si les modèles économiques, et l’heure des bilans annuels obligent les rédactions à s’interroger sur la qualité de leur gestion. 

Vous pensez peut-être que nous nous éloignons du sujet, Le Monde relifté? Au contraire nous sommes en train de définir la grille de lecture qui va nous permettre d’analyser ces nouvelles mises en page. 

Le Logotype : Le Logotype du journal n’a pas changé. C’est tant mieux ou tant pis. Que signifie d’ailleurs ce Fractur du Moyen Âge que l’on avait plus l’habitude de lire sur les vieux parchemins ou Bibles imprimées par Gutenberg. Ça veut dire que mon journal va puiser au plus profond de nos inconscients culturels une référence à la naissance de l’imprimerie. Donc forcément de la presse. Le Monde typographié en caractère gothique, tout comme le Frankfurter Allgemeine, mais aussi le San Francisco Chronicle envoie un message fort à ses lecteurs. Hubert Beuve Méry ne savait rien en 1945 des progrès technologiques (électronique, informatique, téléphonie) qui allaient bouleverser notre quotidien. Mais il pressentait qu’il fallait puiser dans nos inconscients les plus reculés un environnement typographique pour nous convaincre de la crédibilité d’un journal d’analyse politique, économique et social. Ce logo correspondait en tous points à cette attente. On pourrait imaginer aujourd’hui qu’il n’est plus d’actualité. Parce que le journal, les journaux se débattent dans un paysage concurrencé par la télévision et surtout internet. D’ailleurs les choix graphiques qu’on nous explique correspondent bien à ce contre-pied du «faites emmerdant».

L’image fait irruption dans le journal, presque à chaque page et pour commencer sur la Une. Le journal fait écho à l’information télévisée, aux images diffusées sur les blogs et la presse collaborative. Il devient par la même illustrée, non plus, et en priorité par les dessins d’un Plantu caricaturant l’impossible algorithme des situations politiques et humaines aux aspects les plus complexes, mais par des photographies dont la qualité de synthèse est largement en deçà d’un dessin, mais qui nous font entrer dans La Vie quotidienne par une lucarne que nous connaissons bien… l’anecdotique. Et du coup nous mesurons le paradoxe d’un logotype historique et fondateur associé à l’éphémère image photographique. Donc puisque le monde change pourquoi pas le logotype du Monde… c’est une question ouverte, à approfondir. Mais lorsque les Directeurs Artistiques Palmer et Watson installent un filet bleu couleur Figaro sous le logotype en Fractur gothique, nous pouvons légitimement se poser la question : est-ce que notre quotidien n’est pas en train de pratiquer un benchmarking, c’est à dire littéralement copier un code couleur du concurrent pour venir empiéter sur son lectorat. 

Parce que ce filet en couleur conforte l’idée selon laquelle le logo est dépassé par…le nouveau paysage médiatique.

Voici un commentaire relevé dans les Echos : «Le nouveau « Monde » abandonne la culture de l’exhaustivité, reconnaît Eric Fottorino, directeur délégué de la rédaction, qui a piloté le projet de nouvelle formule. Et privilégie une très forte hiérarchisation de l’information, en fonction de la valeur ajoutée que le quotidien peut apporter. Quitte à revenir sur l’information plus tard via « un rendez-vous quotidien où la rédaction pourra prendre le temps de réaliser un reportage ou une enquête pour aller plus loin. Ce type de pages constitue la meilleure réponse que nous puissions apporter à Internet et aux gratuits », poursuit-il. Ce qu’Hélène Mazzella, directrice de la communication du quotidien, résume par : « Nous sommes là pour donner du sens à l’écrit. »

Contresens tragique
Les médias de la Radio et Télévision connaissent bien le manque de porosité de leur public. A chaque jour suffit ses cinq articles majeurs. Entre 20 heures et 20 heures 30 nous avons droit à un matraquage sur toutes les chaînes, sur toutes les ondes avec pour clé de voûte cette norme sacro sainte des cinq infos majeures que le public peut recevoir dans un temps finalement assez court. Du coup vous avez l’impression que tous les médias électroniques diffusent la même info. La presse écrite pouvait échapper à ce normatif. Elle dont l’ergonomie de la prise en main distillé dans le temps et l’espace, pouvait prétendre à être lue aussi bien dans le métro-bus que dans les salles d’attente des entreprises ou des cabinets médicaux, voire des administrations. Un journal se plie et se déplie à volonté et s’il est une nécessité et une seule, c’est de marquer les articles par des repères (donc des titres) pour éviter juste de les relire deux fois (mais cette remarque n’est pas sérieuse… vous ne vous voyez pas oublier l’article que vous avez déjà lu. Autrement dit abandonner l’exhaustivité du Monde c’est renoncer purement et simplement à ce qui en faisait la clé de voûte de la Presse française. Hiérarchiser à l’extrême n’est pas, je cite «donner du sens à l’écrit». Parce que les lecteurs du Monde sont des universitaires, des étudiants, des cadres, la classe moyenne et innombrable de personnes qui prennent en main un journal pour aller y chercher une exhaustivité de l’information qui leur permettra de donner du sens aux choses dans le respect de la complexité et de la diversité des infos. Autrement dit la presse écrite et particulièrement Le Monde proposait jusques là, tout comme Internet la possibilité à tout un chacun d’aller puiser ses infos pour se faire une idée personnelle des réalités socio-économiques. Prétendre hiérarchiser, structurer fortement cette info au prétexte de faciliter sa lecture, c’est prendre le risque de réduire le lecteur à un consommateur. Et l’on y revient. 

Donc nous avons un Logotype en gothique, souligné d’un bleu Figaro et une belle photo en Une dans la partie supérieure, visible en kiosque pour faire venir le chaland. Et c’est…«la meilleure réponse que nous puissions apporter à Internet et aux gratuits…» dit Eric Fottorino.

J’ai longtemps pensé que le Frankfurter Allgemeine était le pendant du Monde, en voici la Une :

Dsc_5724

Un format presque Figaro (40x47cm plié), nous n’y voyons aucune photo, aucune illustration. C’est Le Monde jusqu’à 1995. Les images, et il y en a, sont à l’intérieur. Mais on y décèle ce respect du lecteur qui justement ne vient pas chercher une trop forte hiérarchisation, qui sent qu’on va lui laisser choisir lui-même Son Info majeure, sa Dominante, et faire Sa cuisine personnelle. Au fond quand je vais sur Google Actus, voire sur les blogs collaboratifs je fais la même démarche, je vais chercher activement ce qui m’intéresse moi, et je ne laisse pas au média le soin de Me dicter Sa hiérarchie.

Je veux dire que nonobstant de mes remarques à venir sur la mise en page intérieure, je peux déjà me demander s’il n’eut pas mieux valu qu’on laisse à la Une cet aspect «intello», c’est à dire collaboratif. Cet aspect que les chercheurs, cadres moyens et sups et étudiants avaient plaisir à prendre en main en toute liberté de se faire leur propre opinion. C’était ça le positionnement républicain du Monde. Et d’aller batailler contre les gratuits, la télévision voire les sites internets aux cadres rigides et réducteurs c’est assurément la balle qu’on se tire dans les pieds. On ne lutte pas contre les ergonomies d’autres médias parce qu’on n’a pas les mêmes armes.

La grille de la Une du Monde

 

Grille_une

J’ai toujours été frappé de la légèreté avec laquelle «on» traitait la grille dans la Presse française en générale et particulièrement au Monde. J’ai tracé la grille de la partie supérieure. Il ne correspond pas à la grille inférieure. Ce n’est pas que je suis contre un changement de grille à deux étages. Mais cela est possible quand l’œil a été protégé d’une perception de gêne. J’ai évoqué la qualité d’un journal à grille multiple en analysant le Magazine EnVille. Mais j’ai bien souligné que la réussite de cette juxtaposition verticale de deux grilles n’était rendue possible que grâce au blanc tournant entre les deux zones de lecture. Ici il y a télescopages de grilles et l’effet sur le lecteur est immédiat, une gêne s’installe de la même manière que si vous boutonniez une veste avec un cran (bouton-œillet de bouton) décalé. Il y a comme un défaut. Une grille c’est comme une architecture de façade. J’adore les vielles maisons qui penchent et dont les fenêtres ne se correspondent pas, hauteurs décalées, alignements accidentels… mais ce sont de vieilles maisons. Et ce qu’on y aime c’est justement l’aspect vieillot. Si vous demandez à Jean Nouvel de structurer une façade, il est capable de vous installer des ruptures verticales et horizontales, mais il respectera la règle du «fait exprès»… et pas du «fait à peu près»… et ils, le public, n’y verra rien, parce qu’il s’y connaît pas. C’est faux. Le public aujourd’hui s’éduque de plus en plus le regard et c’est vraiment prendre les gens pour des imbéciles alors qu’on vient de voir se répandre la plus grande culturation graphique démocratisé grâce à l’ordinateur que nous n’ayons jamais vu. 

La taille de l’image sur la Une du Monde
Nous y reviendrons en évoquant les pages intérieures, ce que l’on peut en dire dores et déjà, c’est qu’elle vampirise considérablement la lecture gutenbergienne. Bref la lecture tout court. Grande image, petit texte. Bientôt une BD, pourquoi pas sauf qu’à ce jeu les dessinateurs de BD sont plus forts et plus créatifs. Et la rédaction de Libé de même.

cliquez ici pour la suite de l’article

 

Ce contenu a été publié dans Le Monde en analyse. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

0 réponse à Le Monde new design | Magazine ou journal? | La Une

  1. Tristan dit :

    Ancien (début des années 70) et fidèle lecteur du Monde (jusqu’à présent), j’ai eu un choc en voyant cette nouvelle version. Et pourtant, j’ai déjà vu au fil de ces années d’autres évolutions. Cette fois, j’ai vraiment eu le sentiment de perdre mon journal. Ma toute 1ère impression ? Comme chez le patissier, le gateau est plus beau (a plus de couleurs), mais la part a diminué (moins à lire) et le prix est le même… 2è impression, sur le fond comme sur la forme il y a vraiment moins à lire dans ce nouveau journal qui pour moi n’est plus Le Monde. 3è impression, le ton de certains articles m’a surpris par leur manque de sérieux ou leur légèreté, il y a d’autres journaux pour cela. Fidèle utilisateur du site Le Monde.fr, j’aimais beaucoup aussi lire la version papier. Après plusieurs essais, je ne vois plus vraiment l’utilité de continuer à acheter ce journal. Un lecteur de perdu !

    PS : Analyse de l’évolution de ce journal très intéressante et que je partage largement.