De la Modernité | Une posture religieuse ou sociologique

Je lis régulièrement les billets de Francis Pisani comme je lisais à une époque ceux de Jean Louis Gassée (ex p-DG d’Apple) dans Libé.fr (il y a 2-3 ans). Je suis toujours étonné par le fourmillement des infos techniques que ces journalistes drainent autour d’eux. Mais c’est pas pire que celles qui gravitent autour de programmateurs musicaux dans les radios, recevant en exclu les digipak des CD des éditeurs indépendants comme des majors. Ce qui m’interpelle plus c’est la posture démagogique que revêtent ces gourous de la modernité, qui tantôt nous parlent de nanotechnologies, tantôt de connectique USB, aujourd’hui faisant l’apologie d’une presse internet qui détrône la presse traditionnelle (et l’on sait que je ne suis pas contre pour avoir publié moi-même quelques billets sur ce sujet). La question que je me pose est celui de savoir si cette posture (journalistique par excellence) est celle d’une observation sociologique ou bien d’un prosélytisme de type religieux avec son cortège de querelles de chapelle (OS contre OS, soft contre soft, moderne contre obsolète) et d’intransigeance (rejet de tout modèle ancien, marginalisation de ceux qui ne veulent pas changer ou évoluer ou s’adapter etc.).

posture sociologique :

Si telle était la posture, les «papiers» de ces gourous devraient replacer chacune de leurs interventions dans un paysage non seulement technologique mais aussi sociale et économique. Tel n’est pas le cas. Remarquez bien que cela ne m’étonne guère. Lors de la première guerre du Golf, tous les observateurs économiques, tous les journalistes de la presse économique avaient enfourché le cheval de la guerre pour légitimer la première crise économique après les trente glorieuses. Ce n’était pas sérieux. Aujourd’hui nous avons les moyens de démontrer que c’était même faux. J’étais aux premières loges des bouleversements que le monde venait de connaître et j’en été forcément conscient et totalement démuni pour contredire, alerter voire même critiquer les médias de l’époque. C’est donc fort de ce paradoxe, blogosphère démocratique, collaboratif et ouvert à l’internationale versus monde de la presse traditionnelle que je peux enfin m’insurger quand j’en ai envie contre des postures qui me semblent déphasées ou franchement tendancieuses.

Au mois de septembre 1989 John Warnock, président à l’époque de Adobe Ltd, fait une double annonce devant les conférenciers du Seybold Report à San Francisco. «Mesdames et Messieurs, nous avons le plaisir de vous annoncer que nous autorisons désormais tout un chacun à utiliser gratuitement les codes sources du langage ©Postscript et de ce fait à normaliser le flux de production entre les machines de saisie et de mise en page et les machines de production graphique (flasheuses, photocomposeuses, imprimantes de bureaux etc.). Nous vous annonçons également la disponibilité d’un nouvel outil (utilitaire nous nous dirions aujourd’hui) ATM (Adobe Type Manager) qui permettra désormais d’afficher les pages en Wysywyg (What Yous See is What You Get).»

Je vous passe les détails, ces inventions par exemple n’auraient jamais vu le jour si un ingénieur Français du nom très oublié de Bézier (les courbes) n’avait quelques années au-paravent mis au point un algorithme mathématique vectoriel qui permit aux départements R&D de Renault de simuler sur ordinateur la forme des automobiles, recherchant les meilleurs CX afin de réduire la facture énergétique due au premier choc Pétrolier de 1974. Technologie vectorielle qui fut très vite transposée aux dessins des caractères typographiques par des gens comme Peter Karow dès 1971.

Nous sommes à la fin des années 80. L’économie se mondialisait déjà depuis les débuts de la décennie et en France c’est sous le gouvernement de Michel Rocard fervent défenseur de l’entreprise comme lieu de création d’emploi [et l’avenir dira qu’il a eu tort à 99,99%] que nous avons connu l’avalanche des OPA, des fusions-restructurations d’entreprises, toujours au nom de la modernité, de la compétitivité internationale etc. L’économie s’est emballée. La lutte contre l’inflation a libéré de l’argent frais (non redistribué aux masses laborieuses) qui allait s’investir sur de l’argent et non plus sur le travail et de capitalisme industriel —200 ans— nous passâmes en moins de dix ans au capitalisme financier.

C’est donc dans une économie surchauffée où la place du salarié devenait de plus en plus critique (chaque fusion entraînant son cortège de licenciement) qu’en 1989 l’annonce fut faîte d’une révolution technologique dont les politiques n’avaient pas mesuré l’ampleur ni les conséquences sur le tissu social.

Herb Lubalin, dont je fais actuellement une bio sur ce blog, employait au milieu des années 60 environ 40 collaborateurs qualifiés, roughmans, exécutants, laborantins, opérateurs-typo, retoucheurs typo et photo, documentalistes, illustrateurs-dessinateurs-créateurs etc. Une production identique peut être réalisée aujourd’hui avec environ cinq (5) collaborateurs. Et vous ramenez ce chiffre à l’échelle des États-Unis qui comptait environ 15.000 agences de pub à l’époque avec une moyenne de 60-90 salariés. C’est donc une population d’environ 1.200.000 salariés qui a été mis au chômage. Sans compter les fusions dans le secteur des agences qui augmenteraient encore ce chiffre. Mais si vous ramenez ces chiffres à la France, cela ne serait pas significatif ni grave en soi. Mais ce que les journalistes de l’époque, les observateurs économiques de cette période charnière n’ont pas vu venir, c’est les conséquences à grande échelle de cette informatisation-standardisation phénoménale qu’a subi le monde des services et par extension, des secteurs industriels et agricoles.

Que ce soit chez les voyagistes, les compagnies d’aviation et de chemins de fer (regardez les bornes automatisés de réservation SNCF) ou dans les bureaux tout secteur tertiaire confondu, il n’y a pas un lieu de production moderne qui n’ait été avalée-digérée par la modernité. Et depuis 1995, date de la propagation massive des pages html et des réseaux 3w, miniaturisation, accélération des processeurs, des disques durs, connectique de plus en plus rapide et fiable, chaque invention vient s’ajouter à ce formidable mouvement planétaire devenue village globale par la force des rapprochements virtuels par écrans interposés.

Je ne suis pas contre la modernité. J’y ai payé un lourd tribu, mais cela m’a permis à titre personnel de réaliser un vieux rêve et faire le métier de graphiste que j’avais toujours rêvé de faire. Mais tout comme  Neville Brody dans son blues, j’aurais pu aussi bien céder au désespoir si je n’avais pas conscience que le destin ne m’accablait pas tout seul, et que nous étions des dizaines de millions d’individus touchés par la révolution planétaire informatique. Le protectionnisme des majors de la musique et de la Sacem nous font doucement sourire parce qu’ils sont sur une ligne défensive indéfendable. Le monde change, à eux de changer aussi et d’apporter un vrai service aux consommateurs. De même pour la Presse et en cela je suis entièrement d’accord avec Francis Pisani… ils ont du grain à moudre. Mais de grâce n’oublions pas que derrière chaque entreprise mise en faillite par la modernité (voir l’exemple de Leica sur le point de disparaître après Ilford, et bien d’autres) il y a une génération de salariés qui a très peu de chances de se relever. Réalité sociale vue depuis une planète éloignée de plusieurs années lumières : sans intérêt. Mais ici et maintenant, cela en revêt un énormément.

L’humanité n’a pas eu de chance sur ce coup. La révolution de l’électricité s’est faite sans changements radicaux sur les structures sociales. La division du travail décrite par Durkheim, Marx, Weber s’est maintenu bon an mal an jusqu’à la fin des années 80. Un salarié embauché pour faire de la correction-relecture pouvait refuser d’incorporer ses corrections dans le montage typographique au prétexte qu’il n’avait pas les qualifications et/ou la formation requise. Il pouvait refuser et le Syndicat CGT du Livre pouvait déclencher une grève générale pour oser avoir voulu changer la structure du contrat de travail. Nous mesurons aujourd’hui la radicalisation des changements. Il n’y a plus de compositeur-dactylo-claviste. Les rédacteurs, journalistes, fournissent leur texte et si on le leur demande, ils les mettent en page dans les gabarits prévus par la rédaction technique. Qui se soucie (et ce n’est pas les permanents des syndicats) des gisements d’emplois disparus. Et d’ailleurs là n’est pas le sujet de ce billet. Il est de se demander si l’on peut continuer à faire du journalisme autour de la modernité high tech sans se soucier des conséquences économiques, sociales et humaines de cette modernité. Nous venons de vivre la plus grande révolution technique et humaine depuis l’invention de Gutenberg. J’entends beaucoup (question de visibilité) les José Bové me parler de mal bouffe et les Noël Mamère de droits au mariage des sapiens-homo, mais je n’entends jamais les politiques s’intérroger sur l’évolution sociale et technique du monde. Par exemple : on a vu la fin du XIXe siècle déverser les agriculteurs vers les secteurs industriels, et la moitié du XXe siècle faire la même chose en envoyant les fils des ouvriers dans les bureaux, en Ville.

Mais quand vous réduisez drastiquement les secteurs des services, ou bien que vous les externalisez (phone marketing en Tunisie ou au Maroc), ou bien et tout simplement que ce secteur connaît une implosion techno-structurelle depuis l’avènement du ©Postscript et du HTML et de toutes les accélérations informatiques (il fallait 20 minutes pour ouvrir une image photoshop format A4 en 1993, il en faut…le temps d’un clignement d’oeil… = 0,5 sec soit 2400 fois plus vite). Et qu’à cela vous ajoutez une dégradation de l’emploi due à un éparpillement et une mobilité capitalistique, alors l’on est en droit de se demander : mais vers quel secteur va-t-on diriger cette fois-ci les millions d’inactifs, de jeunes sur-diplômés et sous-employés, de seniors sacrifiés sur l’autel du jeunisme etc? vers l’industrie? délocalisée ou disparue, vers l’agriculture bio?… qui aura les moyens de se la payer?, vers l’agriculture industrielle? concentrée, européanisée, PAC-sé?

L’angoisse est là palpable, en banlieue, dans les emplois salariés fragilisés par la décrue de l’offre, les colonnes de journaux comme le Monde ou Libé témoignent chaque jour des interrogations de sociologues, d’économistes ou de philosophes… mais il n’y a pas de réponse (et certainement pas dans les théories anti-migratoires à la LePen-Sarkozy). Parce qu’il n’y a pas de solution, sauf à considérer des politiques interventionnistes et de repenser la politique à l’aune de prévisionnels à 20 ou 50 ans. Ce qui demanderait de tels sacrifices à tous les corps sociaux que pas un politique en mal d’électorat ne s’y hasarderait.

Alors Cher Francis Pisani qui titrez votre article par «Les médias traditionnels prennent la tasse», dont j’apprécie les billets pour me tenir au courant de chaque avancée de cette modernité, je ne vous demande ni de cesser cet exercice quotidien, ni de faire du misérabilisme, mais juste peut-être d’essayer de replacer vos news dans une perspective un peu plus socio-économique afin de ne pas donner l’impression aux naïfs et aux crédules que sans la modernité l’humanité serait malheureuse, ce serait une nouvelle forme d’intolérence religieuse inacceptable.

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