Roger Excoffon pour beaucoup d’entre-nous était d’abord un graphiste et typographe. Un jour, quelque temps après sa disparition un hommage lui fut rendu à l’Hotel de la Monnaie et là je vous jure que nous avons tous été plus que surpris. La presque totalité de l’exposition était consacrée à son œuvre picturale. Comment voulez-vous encore avoir confiance dans les apparences.
Les quelques pages qui suivent sont issues d’un livre-album intitulé Caractère Noël édité dans les années 60 par la Compagnie Française d’Édition d’Emmanuel Ollive (avec deux L s’il vous plait), 40 rue du Colisée, sous les auspices de la Fédération Française des Syndicats Patronaux de l’Imprimerie et des Industries Graphiques.
Il est fort probable qu’un jour je mette en ligne l’intégralité d’un ou deux de ces volumes auxquels ont collaboré à peu près tout ce qui se comptait comme typographes et graphistes de renom à cette époque (J.BASSEVILLE, G.BLACHARD, J.DEVILLERS, FRANÇOISE FUZIER, PAUL GABOR, JUSTIN GRÉGOIRE, ALBERT HOLLENSTEIN, PETER KNAPP, ALDO NOVARESE, RÉMY PEIGNOT, FERNAND BAUDIN, MARCEL BENARD, FRANÇOIS BOUCHER, JACQUES BOURGEAT, CHRISTIAN COMAL, RENÉ DESSIRIER, DICK DOOIJES, JOHN DREYFUS, ROGER EXCOFFON, GÉRARD FINEL, ADRIEN FRUTIGER, PIERRE GAUDIN, RAYMOND GID, MARCEL JACNO, ANDRÉ JAMMES, HENRI JONQUIÈRES, HENRI MASSIS, JOSÉ MENDOZA, VICTOR MERIGOT, RICHARD MONOD, RENÉ-HENRI MUNCH, RENÉ PONOT, PIERRE ROBES, JEAN ROUSSET DE PINA, HENRI STEINER, JEANNE VEYRIN-FORRER, MAXIMILIEN VOX).
La particularité de ces ouvrages, d’être de véritables livres-objet puisqu’imprimés sur au moins 10 papiers différents, par cahiers reliés-cousus, véritables portails manuels des métiers du livre qui présentent, évoquent, débattent sur tous les courants graphiques de ces années d’après-guerre. Il ne s’agit pas pour moi de nostalgie mais plutôt d’un regard vers un passé qui resurgit encore aujourd’hui à chaque détour de la création contemporaine. (un hommage aussi à un grand Monsieur de cette époque, Jean Derck alors directeur importateur des presses à cylindre d’Heidelberg en France et qui très aimablement s’était proposé d’imprimer gracieusement ces recueils qui ne font pas moins de 300 pages.
à gauche le Choc et le Calypso, à droite le Nord et le Nord italique, caractères édités par le Fonderie Olive.
Composition pour une couverture d’un document touristique : Italie | Air France
Composition pour un hypnotyque | héliochromie de l’imprimerie Herbert
à gauche composition pour un antinaupathique, à droite motif d’une couverture de plaquette sur la Provence | Air France
en haut à droite composition pour un antigrippe
en haut à gauche composition pour un équilibrant neurovégétatif, en bas couverture pour une palquette typographique, à droite étude d’une campagne de prestige pour une compagnie de produits chimiques
en haut à gauche panneau décoratif pour stand de typographie, en bas étiquette pour un parfumeur, en haut à droite cartouche pour un livre d’or, en bas à droite page de publicité pour un caractère (Chambord et Vendôme)
Page de publicité pour Air France à gauche et à droite couverture pour un programme du bal des petits lits blancs
à gauche composition pour une thérapeutique de l’angoisse, à droite étude d’un monogramme pour l’Agence de Publicité «Urbi et Orbi»
à gauche conditionnement pour un parfum, à droite en haut carte de vœux pour 1959, à droite et en bas graphisme pour une galerie de peinture
à gauche une illustration extraite d’une plaquette de présentation typographique, à droite un fac-similé d’une jaquette en 3 couleurs
à gauche de haut en bas: monogramme pour l’imprimerie des Tournelles et 2 monogrammes pour la Fonderie Olive, à droite fac-similé d’une carte de vœux en 6 couleurs et un monogramme pour les Glaces de Boussois
monogramme pour le Salon des Techniques Papetières et Graphiques
Le cas de Roger Excoffon est celui d’un des très grands artistes contemporains. Artiste tout court: car le graphiste prestigieux – dans son genre aussi l’un des premiers – ne vient qu’ensuite.
Et cependant le graphisme est tellement son apparente raison d’être que l’on s’est habitué à ne le voir point autrement. Lui…?
Mais reprenons à la base. Entre l’école de 1925 – Cassandre, Vox, Jonquières, Salvat, Jacno – voisinant avec Paul Colin, Loupot et Jean Carlu… sans oublier l’influence de Charles Peignot – et les «nouvelles vague» du livre-club et de l’Helvétie-à-Paris: un nom se détache et fait balle, comme en affiche celui de Savignac:
EXCOFFON: nom sonore et chantant – dans les notes étouffées. Celui d’un dauphinois né à Marseille. D’un marseillais qui ressemble à un anglais. D’un britannique qui aurait l’âme d’un janséniste à la fois, et romantique.
Il est peintre. Il aime sa Provence. Le graphisme fut pour lui une vocation tardive, quasiment un devoir d’état. En moins de quinze années, la conjonction de Roger Excofon avec la Fonderie Olive a doté la France de ce qu’elle n’avait jamais connu depuis la «belle époque» de Georges Auriol et de Georges Peignot, au début du siècle: un interprète de la Lettre entièrement, foncièrement, intensément français. Exculsivement. Plus gallo-encore-que-latin, ce qui a rendu son succès international.
D’autres, de par leur hérédité, leur éducation, ont enrichi notre musique intérieure d’accents slaves, hispaniques, mittel-européens, belgisants, helvétiens. La graphie d’Excoffon fut provençale avant d’être française.
Car vivacité ne veut pas dire facilité: Roger Excoffon, l’homme de la griffe et du paraphe (plutôt que de l’arabesque) est aussi celui de la force contenue; du visage fermé, à la romaine; de l’improvisation, soit, mais vingt fois répétée.
Un saut périlleux au ralenti.
Excoffon n’a pas de règles apprises, mais une discipline de soi au sens monastique, déchirant – j’allais dire, calviniste. Ce qui lui permet d’être tout entier dans son œuvre, ce mélange d’accueil et de refus qui se résout (pour le spectateur) en une joie d’autant plus délicieuse d’avoir été difficile.
Il n’a pas pris de thèmes, comme la plupart d’entre-nous, dans les actualités successives, les vieilleries savoureuses, un excès d’érudition, ou un radar accrocheur de tous les snobismes. Pour le comprendre à fond, il faudrait le détester un peu; suivre et surprendre le cheminement de très petits motifs, mais poussés et creusés à l’extrême profondeur, peut-être à l’extrême réitération. Chaque matin, dirait-on, Excoffon, artiste scrupuleux, se réinvente selon les mêmes normes, celles qui lui sont sincères.
Le spectateur le moins averti découvrira le leitmotiv majeur du tourbillon; et celui (qui lui cède à peine) de la musique des sphères. Puis de la bataille d’angles et d’éclairs. Puis du scroll, de l’involution baroque. Le traitement de la couleur par suaves passages savants; du dessin par coups de pinceau japonais magnifié; de la surface à coups de ciseau ou de scalpel. Un arsenal mental et pictural surréaliste, mais à la manière d’un Henri Miller (auquel il fait penser) qui sans avoir lu une ligne de français devançait dans son subconscient et dans son écriture le Manifeste de 1918.
Mais d’instinct, l’auteur du Mistral, du Calypso, du Nord, a préféré cet abstrait absolu, cet art non-figuratif par définition qu’est la création et l’usage de la lettre d’imprimerie.
Tout lui est cas de conscience. S’il s’est donné à fond à l’École de Lure, c’est qu’il y sent un impératif; il a l’autocritique féconde. Malgré son amour de la chose typographique, il y touche avec la courtoisie distante, sans tendresse ni appétit, qui caractériserait un mariage de raison.
D’ailleurs est en train de lui venir la joie. Depuis quatre ans, Roger Excoffon est «entré en publicité» comme on entre en loge: avec la volonté- et aussi le pouvoir – d’engager dans une action décisive et publique les fruits d’une jeune maturité. C’est un champ clos d’expériences, un vrai champfleury, que la création et la diffusion des caractères d’imprimerie.
Du premier jet, sans avoir passé par les filières, Excoffon s’est trouvé à l’échelon supérieur du métier publicitaire: il y a pénétré par en haut comme le vin pénètre dans les bouteilles. Il a attaqué le problème de la grande publicité par la tête: non comme prétexte à concessions, mais comme moyen d’expression. De sur-expression.
Arrière les confidences du chevalet, la pénombre des Galeries, les tournemains de laboratoire… Au dur soleil de l’advertising, voici que loin de s’effacer, le talent essentiel d’un Excoffon s’exalte.
Ce qu’il n’oserait pour lui, qui intimiderait sa toile – publicitairement il l’ose. Pour le client, il a l’audace de l’audace. Heureuse. Et le public, l’homme-de-la-rue, qui comprend vite et loin, est heureux avec lui.
Louons les dieux d’avoir tiré ce peintre-dessinateur (il y en a peu) du culte du moi-seul, pour le jeter vif sur le papier agile, entre les rouleaux rapides, dilué dans l’encre odoriférente… le matériau de notre temps.
Les pages que voici sont un hommage raisonnable et raisonné – le premier – de la profession française de l’Imprimé à l’artiste entre tous en qui elle se sent grandir.
«J’imprime, oui: mais je m’exprime!»
MAXIMILIEN VOX
Ce texte est donc l’introduction des pages que vous venez de voir, qui précéde dans l’ouvrage «Caractère Noël» l’hommage de la profession à Roger Excoffon. Il est d’autant plus important et révélateur que Maximilien Vox (Monod) est à ce moment la figure emblématique de la culture typographique française. C’est entre 1950 et 1960 que Vox va lancer sa classiffication des caractères et vient de créer l’École de Lure à Lurs en Provence avec Jean Garcia et la collaboration de fidèles amis-typographes. Parmi les noms cités en début d’article nombre sont ceux qui participent de près ou de loin à ce renouveau de la typographie Française.
Un billet plus récent vous attend ici avec la suite complète de l’œuvre de Roger Excoffon. Admirable!