la présente note fait suite au billet numéro 4 ici
Jeudi 27 avril 2006
Il est des histoires que l’on met une éternité à terminer. Celui de Stanley Morison est de celles qu’on ne peut raconter qu’à peu près dégagé des contraintes du temps. Par bien des aspects, sa vie appartient au passé. C’est ainsi que pour me mettre dans l’ambiance de cette époque d’entre-deux guerres j’ai souvent plus recours à Mozart ou Haydn qu’au Jazz de TSF ou aux Musiques du Monde que j’ai découvert au Satellit-Café, voici déjà une quinzaine d’années. Vous me direz pourquoi pas le Charleston ou Eric Satie. Je vous répondrais que je préfère alors Guiseppe Verdi et son dernier œuvre (une comédie en forme de testament) pour l’Opéra Falstaff si proche déjà de l’écriture de Puccini.
Il y a chez Verdi cette même curiosité, cette même soif d’aller de l’avant malgré ses quatre vingts sept ans, que chez le jeune Morison qui veut faire évoluer les styles et l’usage de la typographie en ce début de siècle. Mais pour écrire mon article, Mozart, une sonate, gentille, agréable et connue comme la KV533/ 494 jouée par Mitsouko Ushida me parassaît plus neutre, plus facile à être écouté en sourdine pendant la rédaction de cette note. Il est vrai que j’écoute rarement de la musique en travaillant. Ce n’est certes pas les disques qui me manquent, ni les qualités d’écoute de ma vieille chaîne Naim + Linn. Mais j’ai souvent remarqué la difficulté de créer, de faire de la conception tout en écoutant une musique dont la ligne mélodique ou les rythmes viennent contrarier le son intérieur d’une réflexion ou les mouvements de mon poignet sur le papier ou ma tablette Wacom. Et c’est la même chose pour l’écriture. Enfin il me semble.
LE FLEURON ET PENROSE
C’est la notoriété émérgente de Morison qui impressionna le plus le frère d’Olivier Simon (celui de la Curwen Press). Celui-ci en quelques années devient une autorité critique de la typographie, reconnu par l’ensemble d’une profession. Mais c’est au prix d’un travail laborieux et d’une accumulation de connaissances historiques et théoriques d’une dizaine d’années que ses pairs finirent par le reconnaître et l’admettre dans les cercles les plus privés. L’édition du Fleuron y joua un rôle majeur. Les quatre premiers numéros du Fleuron (1923-5) furent édités par Oliver Simon et imprimés à la Curwen Press.
Les contributions de Morison comprenaient «Printer’s Flowers and Arabesques» écrit en collaboration avec Meynell ; «Towards an Ideal Type», litéralement «vers le caractère idéal» dans laquelle il critiquait les doctrines de William Morris et fit renaître l’étude moderne de la Renaissance Italienne, en écrivant une mémoire qui analysait la relation entre les capitales et bas de casses ; «the Chancery Types of Italy and France», les caractères de chancelleries, italiennes et françaises co-écrit avec A.F. Johnson ; et «On the Script Types», les caractères scripts.
Simon fut d’une grande aide en lui suggérant d’autres manières de revenus. C’est ainsi que Morison rencontra à Bradford la firme de Percy Lund, Humphries & Company, un des premiers utilisateurs de la machine Monotype. Eric Humphries engaga Morison comme conseiller en 1923. Stanley, directeur artistique, assurera la conception de plusieurs parutions et communications «maison» dont la papeterie personnelle (stationery) du manager ainsi qu’une plaquette-spécimen de caractères de 36 pages. Mais sans doute la colaboration la plus fructueuse issue de cette rencontre fut le Penrose’Annual édité par William Gamble.
Morison y apporte des changements radicaux dès la parution de l’édition de 1923. Morison, adepte des solutions modernes-radicales c’est à dire efficaces visuellement y utilise une reliure noire avec juste une inscription en or sur le dos de l’édition. Il fut composé en Garamond Monotype et pour la première fois le caractère y fut mentionné dans les crédits (ou le colophon) comme un acteur à part entière parmi les spécifications du papier, de l’encre, de la reliure et de l’imprimerie. De plus Morison y contribua par une note intitulé «Printing in France», un hommage à l’Imprimerie Royale. L’édition qui suivit en 1924 fut conçue à l’identique à l’exception du choix typo, cette fois le Baskerville, la dernière nouveauté de Monotype.
LE CARACTÈRE BASKERVILLE
Lorsque s’installe la mode des old-faces au 19e siècle, les caractères de la fonderie Caslon étaient largement favorisés, du fait simplement que leurs kilos de plomb se trouvaient disséminés dans toutes les casses d’imprimeurs de bonne facture. Ce n’est que vers les années 1890 que le Baskerville commença à enthousiasmer les connaisseurs. C’est ainsi que Monotype se mit à la lourde tâche de faire graver le caractère au début de l’an 1923. Pour rendre à ce caractère une popularité encore plus large et au passage ramasser les bénéfices d’une mode auquel Morison ne fut pas étranger.
La Compagnie ne s’embarassa pas des 17 variations inventoriées dans les corps usuels qu’on trouva alors. Il en fit graver une seule, en romain et italique avec des qualités de pureté de dessin que le Caslon n’avait jamais atteint. «Ses proportions étaient plus justes, le dessin plus affirmé, plus simple tant en romain qu’en italique», bien que Stanley fut moins enthousiaste pour ce dernier parce qu’il le trouvait trop modeste, sans ambition et consistance, manquant à la fois de noblesse et de style.
LE POLIPHILUS ET LE BLADO
En 1923 Morison s’attaqua au Poliphilus et au Blado. Il eût l’idée, après en avoir discuté longuement avec Harry Lawrence (de Lawrence & Bullen), de reprendre le caractère d’Alde Manutius, l’Hypnerotomachia Poliphili (1499). La reproduction en fut indéniablement un succès technique. Morison déclarait sans complexe qu’on pouvait mettre côte à côte deux pages composés en Monotype Poliphilus et avec le caractère d’origine, et qu’à l’exception du papier on y verrait pas de différence. Morison n’avait donc aucun doute sur ce genre d’exercice de restauration et re-fabrication d’un vieux modèle de caractère. Il était moins sûr pour la création de typos réellement nouvelles.
L’imprimerie de l’Université de Cambridge en équipa ses monotype-casters et composa en corps 16 le premier manuscrit de Morison, Four Centuries of Fine Printing (Ernest Benn, 1924). Revenant sur cette gravure, Morison l’a critiqué en 1953, regrettant qu’on n’ait pas retrouvé les plus belles feuilles d’impression de l’original du Hypnerotomachia qui auraient donné une plus grande garantie pour la qualité de reproduction qui en fut tiré. L’erreur était grave sans être catastrophique disait-il en évoquant le texte de son Four Centuries of Fine Printing, mais il jugeait cette aventure avec beaucoup de modestie.
En ce qui concerne l’italique qui accompagnait le Poliphilus, Morison avait fait le choix d’adapter une script du Roman Chancery gravé par Ludovico Arrighi pour le compte de l’imprimeur Antonio Blado (on est toujours au 15e siècle). Avec juste une légère modification de la pente, celui-ci servit à graver pour la Monotype la série 119 dénommée Blado.
C’est ici le résultat des nombreuses recherches pratiques de Morison dans le champ de la calligraphie. Les cursives Venitiennes et Romaines différaient très clairement. Les premières, des scripts littéraires furent adoptés par Aldus parce que petits, économiques, et faciles à lire pour les étudiants, les seconds étaient plus formelles tant leur courbes étaient généreuses. Elles étaient en usage pour la diplomatie par la chancellerie du Pape et selon Morison mieux adapté à accompagner le Poliphilus, le Centaur et le Bembo.
La re-gravure du Poliphilus servit de leçon à Morison et il en tire avantage un peu plus tard en faisant graver les caractères de Christoffel van Dijck.
Pour en définir avec précision la graisse du dessin original il fit appel à un graveur de poinçon de Haarlem (NL) pour préparer six essais de poinçons sous les yeux même de Jan van Krimpen. Ce n’est pas si simple de déterminer une graisse originale en cet époque de l’impression typographique (en relief). Le degré d’éparpillement de l’encre (bavure) et la nature plus ou moins absorbante du papier foulé par le plomb font varier considérablement la graisse finale que les yeux du lecteur découvrent au détour des pages d’un livre.
Je me souviens, à la fin des années 80 d’une petite fonderie numérique, la première en France à ma connaissance, il s’agissait de Microtype dirigé par Nicole Croix dont le chef d’Atelier Alexis Merlot préparaient un travail similaire pour le compte des éditions Gallimard. Il s’agissait tout simplement de numériser le Garamond qui servait pour la composition de la collection de la Pleïade. Or les lecteurs étaient habitués à lire un Garamond qui avait déjà «foulé» beaucoup, beaucoup de tirages. Le plomb était émoussé et le caractère avait perdu depuis longtemps sa fraîcheur première.
Mais finalement c’est ce qui faisait le charme de cette édition. C’était le Garamond de Gallimard qui ne ressemblait à aucun autre Garamond. Nicole Croix avait monté un atelier à l’aide des technologies IKARUS de Peter Karow, l’inventeur des courbes vectoriels quadratiques (un similaire aux courbes de P.Bézier). Et elle a mis au point une véritable chaine de production. Il s’agissait dans un premier temps de reproduire photographiquement des épreuves (tirés donc avec le Garamond en plomb-usagé) sortis des ateliers de la Plaïade, pour ensuite agrandir chaque lettre à une taille respectable de 10 centimètre sur la capitale. Puis couchés sur des tablettes graphiques, les dessinateurs Microtype en suivaient les contours avec des souris graphiques, marquant les courbes à certains endroits précis, d’un point de construction vectorielle.
Pourquoi se donner tant de mal ? Tout simplement parce que les éditions Gallimard voulaient basculer leur production en offset. Et composer désormais les pages en photocomposeuse 2e ou 3e génération (photo ou digitale). Il était donc essentiel pour satisfaire les bibliophiles toujours nombreux, de basculer cette production en évitant une rupture typographique majeure. Si Gallimard s’étaient servis d’un Garamond existant en photocomposition, le dessin en aurait été bien plus maigre, plus fin parce que d’une précision redoutablement proche d’un original frappé par un poinçon non usagé. Ainsi on peut dire que Microtype a été l’une des premières fonderies numériques à recréer l’exercice auquel s’est livré Morison avec la re-gravure du Van Dijck.
Modifier un poinçon gravé à l’aide d’un pantographe n’est déjà pas aisé, mais modifier-corriger un poinçon gravé à la main pose des problèmes tout à fait différents au graveur. Celui-ci se sert en continu d’épreuves «à la volée» pour contrôler la progression de son œuvre et peut ainsi apporter par touches successives de menus modifications à sa gravure.
Les six essais furent envoyés aux ateliers Monotype à Salfords où ils permirent de prendre des décisions stratégiques majeures pour la réalisation finale de l’alphabet. Le Van Dijck fut gravé, édité et connut un très large succès qui aurait été d’une dimension encore plus grande s’il n’y avait eu cette cassure, cette catastrophe que fut la deuxième guerre mondiale. Qui sait l’avenir d’un caractère dont le destin se trouve interrompu presqu’à sa naissance. Mais on parle ici d’une époque où les process étaient longs tant pour la création-fabrication que pour la commercialisation des fontes. Ce n’est certes plus le cas aujourd’hui. Pour comprendre les enjeux de l’époque il faut l’espace de cette lecture oublier : ordinateurs, téléphones mobiles, logiciels, fontes postscript ou open type, Apple, Jobs et Gates et même Warnock (le fondateur d’Adobe).
PREMIÈRE VISITE EN AMÉRIQUE
C’est en pèlerin que Morison se rend pour la première fois aux Etats-Unis, pour y rencontrer Updike dont il était un grand admirateur. Morison avait entendu parler pour la première fois de Daniel Berkeley Updike par A.W.Pollard au British Museum et s’était promis de le rencontrer après en avoir lu le Printing Types en 1922. Les deux hommes vinrent donc à se rencontrer bien souvent pour parler Print mais surtout et d’abord, de religion jusqu’au décès de l’Américain en 1941.
Cette première visite en Amérique permit aussi à Morison de rencontrer pour la première fois Beatrice Warde qui lui fut présenté dans les bureaux même d’Updike et plus tard durant sa visite il suivit ses conférences à la librairie de l’American Type Foundery Comp. L’année suivante Beatrice vint en Europe pour y devenir entre autres éditeur de Monotype Recorder mais surtout directrice de la publicité de la Monotype Corp où elle fit ses preuves comme une merveilleuse animatrice, développant, stimulant l’intérêt pour la belle typographie et le good printing (c’est tellement plus parlant en anglais, mais si je devais trouver une expression idoine ce serait plutôt la belle édition que la belle impression). Les relations universitaires de Morison combinés aux maquettes exceptionnelles de Beatrice Warde créèrent un public-relations de fervents aficionados, bien avant que l’expression public relations soit devenu une manière de commerce.
Beatrice Warde par Eric Gill