Voilà typiquement le genre de spécimen de caractères qu’utilisaient les graphistes dans les années 50 et 60… Sans trop entrer dans l’histoire de la production pré-press, que j’ai par ailleurs déjà développé dans d’autres articles, il est nécessaire de rappeler aux jeunes futurs graphistes que les procédés de composition du plomb aux lettres de lumière (photocomposition) ont été toujours accompagné d’outils de calibrage des textes. En effet, nous parlons là d’une période de la production imprimée où l’ordinateur individuel n’existait pas encore. Il faudra attendre le milieu des années 80 pour voir apparaître des machines à traitement de texte. Secrétaires et dactylos allaient abandonner la machine IBM à boule pour taper des textes, les corriger et les enregistrer sur des floppy-disc de 5″1/4. Philips, IBM, Olivetti, et bien d’autres fabricants d’y étaient attelé de sorte qu’à la fin des années 80, les commandes des studios étaient souvent accompagnés par des textes déjà saisis.
Mais voilà, ça n’était pas encore le cas entre 1950 et 1980. Ce faisant tous les ateliers de composition étaient naturellement obligés de retaper les textes, voir de les composer au composteur en typographie-plomb-manuel. La Monotype ou la Linotype seuls permettaient de taper au clavier des textes qui étaient ensuite «fondus» avec un mélange de plomb et d’antimoine soit lettre par lettre (Montotype) ou lignes blocs par ligne blocs (Linotype). Les syndicats menaient par ailleurs des combats d’arrière garde contre l’avènement des modernités. Lorsqu’on songe que le journal Le Monde était encore composé en Linotype en 1982, alors que des ateliers comme typoGabor avaient déjà basculé leur production en composition digitale.
Question: à quoi pouvait bien servir un spécimen de caractères comme ceux de Deberny et Peignot (ci-dessous). Très simple. Il permettait aux graphistes ou directeurs artistiques de calibrer leur texte (tapé à la machine à écrire) avec un caractère d’imprimerie donné. Explications: chaque caractère a un encombrement horizontal qui lui est propre (la chasse du caractère). C’est moins flagrant entre un Garamond et un Janson maigres, mais bien plus évident lorsque vous comparer un Univers 49 à un Univers 55 (voir ci-dessous). Ce faisant, le graphiste calcule le nombre de signes que l’on peut entrer dans une ligne de corps 9 en Univers 49, de même il calcule le nombre de signes total de son texte «tapuscrit» (c’est-à-dire frappé à la machine à écrire) et il en déduit le nombre de lignes que son texte va occuper (pour une «justification» donnée et donc la hauteur de sa composition en multipliant le nombre de lignes par la valeur de l’interlignage. Ces opérations de calibrage entraient pour une bonne part dans le rôle du graphiste (et je vous montrerai des feuillets de textes ainsi préparées) et une fois rendu à l’Atelier de Composition, ils «atterrissaient» sur la table du «préparateur de copie» qui allait y rajouter quelques indications techniques pour le compositeur ou le claviste.
Bien que l’Univers d’Adrien Frutiger fut mis au point pour la photocomposition, il n’en fut pas moins fondu pour la composition manuelle (au composteur) et donc les graphistes avaient réellement besoin du genre de spécimen que voici.
Permettez-moi d’ajouter qu’au delà de sa fonction technique, un spécimen avait essentiellement pour vocation de présenter un caractère et le gris typographique qu’il allait «donner» une fois composé. Le graphiste qui met en page, textes et images, avait besoin de tels spécimens pour apprécier le résultat final escompté. Tout ceci était un travail très cérébral (nous sommes encore loin du WYSIWYG (What You See Is What You Get) mais je connais nombre de graphistes, jeunes et moins jeunes qui se souviennent très bien de l’usage de ces catalogues de caractères. En attendant prenez plaisir à zoomer sur chacune des pages. Vous cliquez et vous voyez alors la page de spécimen à taille quasi réel).
©peter gabor