de la lisibilité des textes en couleur.
Peter : je voudrais revenir sur une critique d’un lecteur que je sais que tu partages également puisque nous en avons souvent discuté. Pourquoi j’utilise des textes en couleurs dans mes posts? Il faut revenir à la structure bio-morphologique de la lecture. Comme je l’ai déjà expliqué dans mes articles sur la lisibiité, il y a une grande différence entre la lecture sur papier et la lecture sur écran. Lumière réfléchie contre lumière incidente. Nos rétines sont agressées par les contrastes trop fort. C’est un fait. Cela a été tant et si bien constaté dès le XIXe siècle que les scientifiques qui étudiaient les paramètres de la lisibilité avaient déjà conseillé d’imprimer le texte sur des papiers légèrement teintés (en jaune-gris-jaune). Ces thèses ont été largement repris par Herbert Spencer dans son ‘The Visible Word’. Alors vous pourriez me poser la question pourquoi n’a t-on pas conseillé d’imprimer plutôt du texte gris sur papier blanc.
Jonathan : Peter, ça c’est clair comme de l’eau du roche. Si tu veux, je te réfère au pain blanc [réservé aux nobles] et le pain gris ou noir [resérvé au peuple]. Au-delà de tout problème de lisibilité, le blanc se refère à la purêté, à la noblesse; le gris aux saletés, à l’usure. Oui, certains supports ont tenté l’aventure de s’imprimer sur des papier colorés, mais ces essais restent minoritaires. Le papier blanc à trop de ‘poids’ historique et culturels.
Je peux même te proposer des anecdotes à ce sujet : John Baskerville [celui-même de la police pour nos lecteurs non-typophiles] a quasiment révolutionné seul l’art de l’impression avec deux choses — la forme de ses lettres, les premiers de ce type qu’on appelle ‘transitionel’ avec une contraste marqué entre les pleins et les déliés. Mais, pour pouvoir imprimer ces lettres il a fallu aussi qu’il invente le papier couché [ou du moins son ancètre] parce que les papiers de l’époque était trop gris, trop spongieux, trop mou pour donner vie à sa vision du dessin. Puis, il a fallu qu’il améliore la presse à imprimer puis la formulation de l’encre de son époque afin de donner le mordant [ou l’embrassade, les anglophones parle comme les caractères ‘kiss’ le papier]. Ses livres, une fois imprimés, ont fait controverse. Les traditionnalistes ont été choqué entre la contraste très [voir trop] nette entre la forme cisélée des lettres et le noir profond des encres, sur ce papier d’un blanc éclatant. D’autres, dont le jeune Bodoni, se sont tout de suite vus dans cette renaissance de l’art typographique. Et c’est d’ailleurs en voulant faire pélerinage à Birmingham pour rencontrer Baskerville, que Giambattista Bodoni serait tomber malade à Parme, où finalement il s’est établi, et d’où est parti sa réputation.
Pour revenir à tes propos, à l’époque, les gens disait qu’il était malsain de lire un livre composé en Baskerville — et en Bodoni c’est enccore pire ! — que ça allait rendre les lecteurs aveugles ! Des ‘scientifiques’ publiaient même des études montrant que ces ‘nouvelles’ polices étaient ‘moins lisibles’ que les anciennes. Or, les études de lisibilité sont sujettes à caution, car les gens préfèrent généralement ce qu’ils connaissent, et donc, les ‘nouvelles’ partaient avec un désavantage très clair vis-à-vis des nouvelles.
Toutefois, en ce qui concerne le travail sur écran — à cause de la nature des écrans qui émettent de la lumière, contrairement au papier qui ne fait que de reflechir, imparfaitement, la lumière ambiente — les études montrent que le gris sur fond blanc, ou un noir sur fond grisé, sont mieux apprécié. Et là, on ne peut pas dire que c’est la force de l’habitude qui l’emporte.
Mais je crois que c’est plutôt une autre question pour les textes de couleur. Traditionnel, on imprimait peu les textes en couleur en quadri, à cause de l’imprécision des presses offset. Imaginons une couleur avec 80% de cyan et 50% de magenta. Si le répérage n’était pas parfait, on avait plutôt l’impression de voir un mauvais film en 3D, sans les lunettes appropriés, qu’un comfort de lecture optimal.
Peter : Et je sais que c’est une des divergeances que nous avons l’un et l’autre. Mais aujourd’hui les machines offset ont fait des progrès remarquables et notamment pour ce qui est du calage électronique et informatisé des plaques-offset. Je l’expérimente chaque mois en réalisant un magazine pour Radio Latina où j’utilise des typos en couleurs à profusion et même des textes en couleur sur fond gris ou noir. Aucun problème de repérage désormais. C’est un fait, je le constate. Donc effectivement on pourrait résoudre les problèmes de contrastes trop élevées qui grillent tel la lame de couteau de l’affiche du Chien Andalou de Luis Bunuel, les bâtonnets de nos rétines.
Mais qu’en est-il du web et de mes textes en couleur dans mes billets. Ici nous ne lisons pas du texte en noir sur fond blanc; mais du texte en noir sur fond de lumière directe sur nos rétines. Et c’est une agression continue que tous les ophtalmologues recommandent d’atténuer par le port de lunettes teintées. En utilisant des textes en couleur, je diminue considérablement ce contaste et cela me permet dans le même temps de créer des relances de lecture (billets très longs) ou tout simplement des couleurs repères qui viennent baliser mes billets et permettent aux lecteurs d’abandonner l’écran et d’y revenir assez facilement là où la lecture fut interrompue.
Edgar Morin avait écrit un texte magnifique sur les vitraux des cathédrales qui selon lui, jouaient le même rôle fascinatoire que la lumière incidente de nos écrans. Utilisés ces vitraux permettaient de conditionner les fidèles dans les églises pour en acroître la foi et la soumission à l’ordre religieux. On croirait entendre les spécialistes de l’audimat quand ils analysent les chiffres de TF1… qu’en penses-tu Jonathan ?
Jonathan : Si tu veux parler vitraux, je te répond les vitraux de Pierre Soulages pour l’abbaye de Conques — du noir et du blanc.
(lien: http://www.atelier-fleury.com/pages/conques/conques.html)
Sinon, j’ai eu la chance l’autre jour de discuter rapidement avec Benoît Higel — ex de Carré Noir — qui venait de faire une présentation sur le thème du ‘Noir et Blanc’ pour Arjowiggins lors du dernier Intergaphic. Il a beaucoup réflechi à la question, et va beaucoup plus loin que mon ‘pain noir, pain blanc’. S’il veut bien, il faudrait qu’on l’invite à une conversation typographique pour faire part de son point de vue.
Peter : Je préfère d’ailleurs qu’on parle désormais de confort de lecture que de lisibilité. J’ai montré dans design et typo un texte entièrement composé en Textura (la gothique que Gutenberg utilisa pour sa Bible en 42 lignes). Les lecteurs ont été asez surpris de constater que ce n’était pas si illisible que cela. Mais si tu retiens la notion de confort, on est bien obligé de constater que dans la pratique l’ensemble des éditeurs de presse comme de livres ont l’habitude de faire composer leurs ouvrages dans une garalde ou éventuellement un transitionnel (une réale classif. Vox) aux sérifs et déliés assez prononcés. Ainsi pour exemple, on a souvent décrié le Times comme un caractère aux contrastes trop forts. Et Mattew Carter a ravalé ces oppositions en émoussant le caractère. Mais si on réfléchit deux secondes, Stanley Morison a dessiné (fait dessiner) cette typo pour être composé sur un papier journal de 1930, imprimé en typo (c’est à dire en relief). La frappe du plomb sur le papier, et l’encre pénétrant un papier bon marché qui devait boire un max, ont certainement du donner à ce Times une apparence beaucoup moins fine que celle que nous utilisons sur nos Macintosh ou PC. Et les progrès de l’offset aidant, aujourd’hui un Times imprimé paraît beaucoup plus maigre et contrasté qu’à l’époque. Cela justifie amplement le travail de Carter pour le Georgia. On pourraît d’ailleurs parler aussi de la notion «d’habitudes de lecture»…
Jonathan : Il est évident — du moins à mes yeux — que le Times était destiné à remplacer des caractères de labeur — je dirais en anglais, « workhorse characters » — comme le Plantin. Or, sur les presses, et avec le papier, de l’époque, je suis sûr que le Times ressemblait beaucoup plus au Plantin que cette version trop cisélé que nous avons l’habitude de voir. Il y a quelques années je lisais un livre de Stephen Jay Gould — chez Seuil si je me souviens bien — composé en Times. Et la police était extrèment agressive, très ciselée : les pages étaient craquantes tellement le dessin de la police était présente.
En parlant de confort, je peux constater, un livre, que — tout simplement — je n’ai pas pu lire. On m’a offert « Le Dernier Soupir du Maure » de Salman Rushdie [chez Plon]. C’était composé avec une police avec un oeil tellement petit [du genre Cochin, mais je ne me souviens plus exactement], trop gros et avec une interligne trop serré. Au bout de deux pages, j’ai arrêté, j’avais littéralement mal à la tête à force de lire [et il faut dire que j’adore Rushdie, ayant lu la plupart de ces livres, nouvelles, et collections d’essais — sans oublier « Haroun et la Mer des histoires »].
Peter : Je n’ai jamais lu Rushdie, mais une histoire semblable m’est arrivé il y a quelques années… Je m’étais mis en tête de lire Ulysse de James Joyce… c’était l’époque des magazines littéraires que j’éditais avec Léon-Marc Lévy. Il m’avait tellement parlé de Joyce et de ses loghorrées interminables. De l’Irlande et des pubs qui sentaient bon la bière et la sueur, des textes impénétrables et si proches de notre histoire intérieure. Bref me voilà avec une édition de poche en train de découvrir une composition en corps 8 inter 8 autant dire que j’ai commencé à avoir mal au crâne au bout d’une dizaine de pages. Je te jure Jonathan, je suis allé au Divan, qui était la librairie phare de Gallimard, coin Saint-Germain-des-Près et de la rue Bonaparte… leur demande s’ils n’avaient pas une édition d’Ulyssse en corps 9 ou 9.5… parce que je trouvais l’édition en corps 8 illisible… Les libraires ont doucement souri à ma sortie (ils ont vraiment dû se dire: quel con et/ou snob celui-là)… Et ils n’auraient pas eu tort. Quelques temps après mes maux de têtes persistant, j’ai consulté un toubib qui m’a envoyé chez un ophtalmo… eh oui, j’étais en train de passer dans le camp de la presbytie… très joycien la presbytie… tu trouves pas? Et Joyce dans tout ça…? toujours aussi illisible… chute de l’histoire.
Mais pour revenir à la typo en couleur. Je me demande à partir de quand a-t-on blanchi les papiers. Parce qu’il est certain que Gutenberg et ses successeurs imprimaient sur des papiers presque jaunes, couleur naturelle de la pâte à papier, d’où un contraste de lecture moindre. J’imagine que c’est milieu ou fin du XIXe que l’industrie papetière a commencé à mettre sur le marché des papiers à la pâte blanchie. Quant aux couchés mats ou brillants, ils ne datent que du XXe je crois.
La blancheur du papier, phénomène récent et porteur d’un certain message élitiste comme tu le fais remarquer plus haut a contribué à accentuer considérablement les contrastes de lecture. Et mis à part les spécialistes de la lisibilité, enfermés dans leur labos d’universités, personne ne se souciait véritablement de savoir quel est le degré de confort de lecture en terme de ratio de contraste. Je rappelle à nos lecteurs une étude que j’avais mené il y a pas si longtemps sur design & typo concernant la lecture en noir au blanc. Il s’agit d’une étude assez systématique pour déterminer sur une grille comparative, la valeur de gris sur noir qui favorisait le meilleur confort de lisibilité. La grille de structure identique fait varier la graisse, les approches, le choix des sérifs ou sans sérifs, et la chasse (largeur) des caractères. Où l’on s’aperçoit clairement qu’une Didot à valeur de gris égal est moins lisible qu’une Times/Georgia et encore moins qu’une Frutiger/Verdana… La rupture de lisibilité intervenant à des valeur de tonalités différentes, cette étude ne peut être menée avec autant de succès sur fond blanc. Ça c’est intéressant. en cherchant on comprend assez rapidement que l’œil lit en Noir sur Blanc un tracé noir fait de formes et de contreformes sur un fond blanc. Alors qu’en lecture d’un texte en Noir au Blanc, l’œil lit les tracés mais surtout la lumière. Si elle est violente elle nous éblouit, si elle est insuffisante, elle empêche le cerveau de décoder les signes alphabétiques. Je me propose donc de tenter quand même d’établir une grille comparative en Noir sur Blanc avec des textes dont je ferai varier la tonalité.
Alors pourquoi des textes en couleur me demanderas-tu?
De fait si j’étais simplement dans une logique de lisibilité et donc de réduction des contrastes, il eut suffit de composer les textes en valeurs de gris variables. Mais j’ai voulu répondre à une autre exigence. La relance de la lecture. Lorsqu’un lecteur commence un texte, il n’est pas sûr qu’il ait le temps de le finir dans la continuité. Peut-être sera-t-il obligé de répondre à un coup de fil, à un collègue de passage, peut-être tout simplement il en aura assez de se concentrer sur un texte trop long à son goût, et il abandonne la lecture. Les paragraphes en couleurs variables (des gris colorés surtout) lui permettent de revenir plus facilement au texte, là où il l’a interrompu. La couleur comme marque-texte (marque-page). D’ailleurs lorsqu’on regarde un long texte avec des paquets de couleurs différentes, le texte en paraît déjà plus court. Moins ennuyeux. Au fond je ne cesse de répéter que notre métier est d’être des faciliteurs de la communication. Quand tu règles tes CSS à l’espace fine près tu ne fais rien d’autre que de faciliter le confort de lecture. Lorsque tu analyses et compare le Trébuchet avec ses patés à la régularité et aux espaces irréprochables du Verdana, tu ne fais rien d’autre que de réfléchir à la manière la plus simple de rendre un texte plus confortable. Je n’ai pas l’impression que nous soyons si éloigné dans notre démarche.
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NDLR : cette note comme son titre l’indique est une conversation entamée avec Jonathan il y a quelques semaines. Je le publie en l’état, sachant que nous allons encore le poursuivre et l’illustrer par de nombreux exemples. Cependant comme elle s’inscrit dans nos préoccupations quotidiennes j’ai voulu le mettre à dispo de nos lecteurs afin que vous puissiez aussi réagir et intervenir dans le débat.
sur les articles multicolores, c’est à double tranchant : à première vue on (j’ai) une réaction de rejet (pas sérieux), à l’usage ce n’est pas désagréable, principalement par la relance de l’intérêt du lecteur en segmentant un texte long. Pour le contraste je ne sais pas