Design Typographique
by Karen Cheng
je ne pouvais pas rater ce petit jeu de couleurs dans le titre de mon billet, pour la simple raison qu’il existait à l’origine dans l’édition américaine (designing with type). J’avais acheté l’édition anglo-saxonne avant que les éditions Eyrolles me demandent de commenter la traduction française de l’ouvrage. Quelques semaines ont passé et je ne pouvais non plus ignorer les nombreux commentaires qu’il a suscité sur le web.
Jean-Christophe Courte sur urbanbike parle d’une véritable méthodologie pour le dessin typographique, alors que l’ensemble des commentaires sur le typographe.com tournent autour du design de la couverture et de l’utilité ou pas d’acheter le livre. On connaissait déjà la librairie Eyrolles pour s’être spécialisé dans les manuels de logiciels aussi bien graphiques que DAO ou 3D mais il semble bien qu’avec cette traduction, cet éditeur veuille relever le débat sur nos métiers en intervenant non sur les outils mais sur leur emploi approprié ou non. A ce titre design typographique est plutôt sérieusement élaboré puisqu’il donne à voir par familles de caractères les différences et les ressemblances entre architecture de construction.
un travail de traduction remarquable
L’éditeur a fait là un travail de traduction assez formidable, et même si Julien Janiszewski sur typographe.com relève à juste titre l’emploi de «minuscules» au lieu de «bas de casses», il faut admettre que d’avoir ne serait-ce que traduit la classification des caractères anglo-saxonnes en classification Vox mérite une mention de «très sérieux ouvrage», respectueux justement des professionnels passés par le scriptorium ou l’ANRT. Au fil des pages que je vous donne à «feuilleter», l’on découvre ou vérifie les proportions, les angles d’attaques, les inclinaisons intérieurs des lettres rondes et tout ceci par un jeu de transparence et de contours très pédagos et élégants.
les signes diacritiques
Avec grande honnêteté intellectuelle Karen Cheng aborde la question des signes diacritiques… en nous expliquant (ce qu’on savait déjà) pourquoi les Américains (et non les anglais s’il vous plaît: cf.Monotype) se sont toujours «foutus» (pardon, c’est une expression chère aux Gabor’s) d’accentuer correctement leurs alphabets. Me souviens effectivement, lorsque j’étais agent pour la distribution des polices FontHaus, que les caractères de David Berlow manquaient sérieusement à la politesse européenne, mais qu’importe, la mondialisation en marche, les Américains (et l’on doit beaucoup en ce sens à Adobe et Robert Slimbach) ont fini par adopter les normes ISO et l’unicode aidant, vive l’OpenType, il semble difficile aujourd’hui de lancer sur le marché une police de lecture courante (police labeur) en oubliant les accents d’Europe de l’ouest et de l’est.
Ce livre comme le dit très justement le même Julien Janiszewski, n’est cependant rien d’autre (et c’est déjà pas mal) qu’un catalogue de formes alphabétiques, rapprochées, comparées méthodiquement. Karen enseigne à l’Université de Washington la typo. Et j’imagine très bien un atelier d’étudiants avec des Macs/PC dans tous les coins, équipés de FontLab ou encore de Fontographer, en train de s’essayer à la création d’alphabets. Rigueur, discipline sont nécessaires pour décliner les formes, rendre cohérent un alphabet complet et faciliter par la même occasion une certaine productivité dans le processus de création.
Trois réserves
Trois réserves en effet, la première c’est l’absence totale de référence à la calligraphie et à l’écriture. Karen Cheng fait l’impasse culturelle et historique sur le tracé des lettres. Il s’agit là d’une omission d’autant plus désolante qu’elle prend pour exemple des caractères de labeur extrêmement sérieux comme le Bembo, le Fournier ou encore le New Baskerville. Pour ceux qui ont vu les Art Works d’Albert Boton ou de José Mendoza sur carte à gratter, qui les ont vu travailler à la main, à la plume et/ou au pinceau comme j’ai vu Edward Benguiat sur la 42e rue, ou Hermann Zapf à Darmstadt tracer des pleins et déliés (où plus près de moi, Paul Gabor tout simplement), pour tous les amoureux de la typo qui s’exercent depuis les cours de Vernette ou d’Aarin (Scriptorium) ou ceux de Michel Derr à tracer des formes «gestuelles» pour retrouver l’origine des courbes, et leur sensibilité, et leur personnalité, il y a là comme un lâcher prise historique qui ne fait que témoigner d’un passage de l’Homo Faber à l’Homo Virtuel.
Je ne dis pas forcément que c’est grave, mais de là à comparer ce livre à une Bible de la création typographique… c’est, comme disait mon cher Paul «tu fous ma gueule». Et j’imagine très bien Jan Tschichold dire à peu près la même chose en Allemand. Et aussi Eric Gill ou Robert Slimbach (Adobe Garamond, Warnock etc.). Mais puisque Homo Virtuel il y a, il faut bien reconnaître que le travail de Karen est très sérieux et peut servir de base pour architecturer une police.
La deuxième remarque qui découle d’ailleurs du premier, c’est la mise en parallèle systématique et par superposition des formes semblables. Nous sommes entrés dans l’ère du typographiquement correcte. Mais sachez une chose, c’est que jamais le Times New Roman ne serait né avec ce livre pour base de travail. Parce que Stanley Morison a fait graver là un alphabet qui est loin d’être construit avec une rigueur architecturale. Il s’est employé surtout à créer un caractère qui une fois réduit au corps 8 ou 9 donnait à lire du texte avec le plus de confort possible. Et l’on pourrait sans doute dire la même chose du Garamond et du Janson et du Bembo de Griffo.
La troisième réserve qui n’est pas des moindres c’est l’absence quasi totale d’informations sur la structure des approches, des essais visuels sur la composition et les indications pour programmer les kernings (rectifs d’approches pairs). Ce faisant c’est comme si Karen Cheng laissait ses étudiant sur le bord de la route, dans une forêt sans boussole… Car enfin le but final c’est tout de même de préparer un alphabet à la composition… et de lui donner une âme. Le gris typo, c’est là tout le travail sur les approches qui font défaut dans l’ouvrage. Tant et si bien que l’on ne saurait le recommander sans l’assortir d’achats complémentaires comme le livre très pédagogique de Damien Gautier chez Pyramyd.
Voici donc quelques pages de ce livre tout de même remarquablement bien conçu, réalisé et traduit par la librairie Eyrolles sous la référence: Design Typographique | Karen Cheng | Eyrolles | EAN: 9782212117455 | 39 €
Couverture originale de l’édition Américaine
© design et typo | 6 octobre 2006