David Carson | le graphic design sur la crête des vagues

28_david_carson

…ou en eaux profondes
Au commencement il y a eu l’océan

galerie d’images de | the end of print

Comme tout un chacun j’ai cherché à comprendre à analyser l’œuvre de ce graphiste hors du commun. Cela remonte bien avant à la création de ce blog. Déjà en 1993 après avoir passé les premiers écueils du numérique, je suis tombé par hasard sur ce livre, «the end of print» édité par Laurence King Publishing à Londres et je me souviens être resté longtemps silencieux devant l’immensité et le mystère de cette œuvre unique. C’est en me penchant sur la production de Neville Brody que j’ai commencé à entrevoir le cheminement qui allait me permettre de «coller une grille de lecture» sur le travail de Carson. Plus récemment, j’ai aussi cherché des parallèles dans la littérature, et curieusement c’est le mot illisible qui m’a orienté. Parce qu’au regard d’une lecture traditionnelle de la mise en page et du graphisme l’œuvre de David Carson pourrait sembler totalement illisible.

05_david_carson

Illisible, personne n’en doute. Parce que Carson a rompu avec tous nos habitudes de lecture gutenbergiennes. Chacune des pages de ce livre relève d’une scénographie qui, contrairement aux mises en pages traditionnelles (où j’inclus ceux de Neville Brody aussi bien que ceux de Herb Lubalin) ne se donne pas au premier regard. Il faut vouloir comprendre, il faut vouloir lire. L’art plastique que l’on appelait les beaux arts il n’y a pas si longtemps (juste avant mai 68) fait irruption dans les pages de Carson, entraînant son cortège de langages, de codes et de sensibilités. Là où la mise en page traditionnelle faisait entrer l’œil par la partie supérieure de la page de gauche pour le faire sortir en bas de la page de droite, Carson nous entraîne dans les abîmes sans fond d’un univers tantôt aérien, tantôt complètement glauque où l’illisible le dispute à la laideur académique. Parce que vous avez beau chercher les référents classiques du beau. Il n’y en a pas. Pas au premier abord. Les typos se mélangent, s’enchevêtrent en venant se superposer aux images dégradées par les nombreuses reproductions intermédiaires ou tout simplement tramées à l’excès.

17_david_carson19_david_carson

Au risque de faire rire un vieil ami creusois, c’est en pensant aux années où il a collaboré à mon magazine typographique que j’ai fini par trouver un parallèle dans la littérature. Ulysse, de James Joyce s’imposa d’un coup comme le référent ultime et orale des peintures graphiques de Carson. Parce que ne nous y trompons pas, il s’agit bien de peinture même si d’aucun appelle cela de l’art plastique. De peinture contemporaine, ce que Daniel Sibony définirait comme étant dans l’entre deux d’une représentation qui se donne et qui se prend. Ne cherchez pas à psychanalyser Carson, il est déjà sur les plages d’Australie ou de Havaï, montant à l’assaut des vagues, enfourchant un de ces immenses «tubes» pour aller s’éjecter quelques centaines de mètres plus loin dans les eaux calmes du lagon bleu.

Carson est avant tout physique, et il a le sens de l’équilibre, bien au dessus de la moyenne des gens. Il vit dangereusement et cela se sent dans son graphisme qui est toujours, mais toujours à la limite, border line. Des référents, bien sûr il y en a, Mondrian, Klee, mais aussi l’art africain, mais aussi un peu de Gutenberg, même si déstructuré.

40_david_carson

Il faut être équilibriste pour oser mélanger les typos dans un même mot et en cela Carson excelle. De même que Joyce au dires de Lacan est devenu un symptôme ou un saint homme, ou simple trauma, Carson, le fils de… est devenu le père fondateur d’un nouveau courant graphique qui va révolutionner notre perception de la page. Et il s’agit ni plus, ni moins que de profondeur.

La mise en page traditionnelle nous avait habitué au système de juxta-position. Lettrines, textes en habillage, photos détourées ou pas… il suffit de voir ma récente note sur les magazines de Mode pour voir que ce système graphique est encore largement en vigueur aujourd’hui, et même au cœur d’un dispositif comme la MODE qui pourrait, qui devrait être à l’avant garde artistique tel Basquiat ou Wharol l’étaient dans les années 60.

Mais la MODE ne se prête plus à ce jeu risqué, crispée qu’elle est de vendre et ne pas choquer une clientèle frileuse et conservatrice. Il est donc logique de voir apparaître Carson sur les plages de l’autre bout de monde avec la ficelle de son surf entre les dents pour nous entraîner sur des perceptions graphiques au final sans grand risque de nous voir éclaboussé. Il se sert de la typo comme palette,  les lettres, tels les tubes de couleurs viennent égayer les espaces photos qui eux mêmes se superposent en plusieurs couches et me rappellent l’écriture de Joyce qui, sans ponctuation durant des pages infinies nous entraîne dans une sarabande scabreuse au détour des ruelles de Dublin. Avinés, rompus, nos yeux embués n’en peuvent plus de descendre dans les bas fonds de ses pages cherchant encore et encore du sens jusqu’au plus petit corps 8 caché sous une photo pour nous entraîner à la page suivante au travers d’un tube cathodique de l’autre côté du vitrail électronique.

29_david_carson06_david_carson

 

David Carson | la technologie au service de la rupture

Les historiens de la typographie nous avaient habitués à une approche technologique pour expliquer la naissance des différentes formes d’écriture.

Les lapidaires romaines, des CAPITALES, que nous appelons depuis Maximilien Vox et sa classification, les Incises. Parce qu’au moment de croiser le ciseau à tailler la pierre, le graveur formait une sorte de pointe à la base des hampes de l’alphabet. Hermann Zapf a tiré de ce style son magnifique Optima, raffiné, équilibré. Mais plus prosaïquement un Copperplate résume assez bien le style et la technologie dont il découle. Au XVIIe, les Garaldes, contraction de Alde Manuce et de Claude Garamond, nous montrent des formes beaucoup plus douces et sensibles, dessinées puis gravées sur  les poinçons par les artisans-typographes, ils représentent l’avènement du caractère humaniste qui se répandra jusqu’au XXe siècle pour composer les beaux textes de l’édition élégante et délicate. Le livre moderne est née de ce caractère dérivée à la fois des lettres de chancelleries et de la minuscule caroline. Les Didones, dont le Firmin Didot nous en a laissé un bel exemple, ne doivent leur naissance qu’à la technique de la taille douce au XVIIIe siècle. Et ainsi va une industrie et l’univers de la création typographique, au gré des inventions technologiques qui permettent de faire évoluer les formes alphabétiques.

Mais pour la mise en page c’est la même chose. Une grande liberté de mise en page, tant que les hommes utilisaient juste le calamme pour tracer les paraphes des alphabets Cancellaresca (Chancelleries), mais dès lors que Gutenberg inventa les lettres en plomb et qu’on cessa de dessiner les codex, pour mettre en page les In-Quarto, on assista à une rigidification des styles de mise en page. Ils devinrent binaires comme j’en parle dans mes notes sur la MODE ou plus anciennement sur l’œuvre de Hermann Zapf. Juxta-position de lettrines et de textes, de grand et petit, de gras et maigre, le plomb enferme la page dans une expression à la fois spectaculaire mais pauvre en vocabulaire graphique. Pauvreté qu’apparente au regard de l’œuvre de Herb Lubalin ou des graphismes russes des années 20. On y a vu une créativité foisonnante et débordante.

Le phototitrage et la photocomposition (les machines à composer les textes d’avant la PAO) nés au XXe siècle libérèrent les metteurs en pages des servitudes du plomb. Permettant des rapprochements voire des chevauchements d’alphabets, de signes ainsi que des superpositions de caractères sur les images.

Mais c’est bien avec l’arrivée du numérique que le style David Carson, style que j’ai appelé «plasticien» va pouvoir éclore et se répandre sur toute la planète à la vitesse d’Internet.

le style Carson met en œuvre toutes les technologies du numérique

44_david_carson

Photographie numérique, composition sur Illustrator, sur photoshop, épreuves, photocopies, re-scans, tramages numériques, floutages numériques, remontages dans photoshop ou Quark (ou aujourd’hui InDesign). Les technologies sont à la portée de tous, mais tout comme pour les tubes de gouache ou d’huile. Les peintres font pourtant œuvre unique. C’est en cela que le Blues de Neville Brody est «hors sujet». David Carson ne s’embarasse pas d’états d’âmes. Il colle au sujet, le surf, l’urbanité, l’art de la lettre dans la ville, la perversion de la typo par l’artiste qui le dénigre mais avec tant d’affection qu’on en vient à aimer les lettres pour être les victimes de son doux sadisme. Et je ne me sens pas pour autant un masochiste de la création typo. Un admirateur cependant de celui qui a osé. Il n’a pas été le premier. Le mouvement Dada nous avait déjà habitué à voir l’alaphabet détourné de son objectif premier, la lecture. Entre les mains de ces artistes les alphabets sont devenu des acteurs désabusés d’une mise en scène poétique. Déjà Appolinaire  avait osé et avant lui une longue tradition d’imprimeurs-graveurs qui s’étaient amusés de ces 26 petits signes étranges et universels. Geofroy Tory les avait in-corporés à une théorie anthropomorphique  dont Massin nous donna dans la Lettre et l’Image une brillante thèse. Mais nous reviendrons sur Massin (longtemps directeur artistique chez Gallimard, il créa la ligne graphique de la collection Folio) qui a commis quelques pièces de théatre typographique non dénuées d’humour et d’impertinence). Ce qui fonde donc l’originalité de l’œuvre de David Carson, ce n’est pas cette impertinence gouaille, ni le fait qu’il se joue de la typo comme d’une matière picturale comme d’autres peintres l’avaient déjà pratiqué. Nous sommes véritablement en face d’un artiste contemporain, qui fait œuvre avec les moyens technologiques dont chacun de nous peut aujourd’hui s’emparer. Mais sa vision est unique, parce que c’est celle d’un acrobate, d’un sportif de haut niveau qui prend autant de risques avec son corps qu’avec sa scénographie, autrement dit un danseur qui est à la fois chorégraphe, musicien, chef d’orchestre, chef machiniste, une sorte de troubadour moderne qui raconte l’histoire d’aujourd’hui pour nous ouvrir simplement le regard sur l’altérité visuelle. En somme un immense pédagogue. Vos commentaires et précisions sont les bienvenus. Galerie d’images de «the end onf print» ici.


Ce contenu a été publié dans David Carson Tribute. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.