Permettez-moi de revenir dans ce chapitre sur l’essentiel qui fait le génie de Lubalin, je veux dire son amour des lettres. On ne le répétera sans doute jamais assez, Herb n’était pas doué pour la parole, aussi sa relation avec l’alphabet frise l’obsessionnel. L’aphasie l’a plongé dans une relation amoureuse avec les signes alphabétiques qui lui permettait de s’exprimer par procuration. Logotypes, lettrages, titres de magazines ou de jaquettes de livres sont autant de moyens pour lui de dire à la face du monde qu’il n’est pas silencieux, qu’il sait même hurler ou chuchoter. Il représente dans l’histoire de la typographie le plus bel exemple d’oralité masqué-dévoilé dont parle Mac Luhan dans sa Galaxie Gutenberg.
Lubalin entre à la Cooper Union parce qu’il rate ses exams d’entrée dans une école d’avocat. Pas étonnant, toujours l’aphasie. Et brusquement il se découvre un talent pour la calligraphie malgré son handicap de gaucher. C’est là dans le tracé élégant des pleins et déliés, dans la juste apposition des gras et des maigres, des grands et petits, d’une réflexion sur la grammaire typographique gutenbergienne qu’il va se découvrir sa véritable vocation. Et il dessine, alphabets après alphabets, avec toute la patience nécessaire à un travail monacale. Tantôt dans le silence, tantôt en écoutant du Jazz, il dit à sa main gauche de dire ce que sa bouche et sa langue ne peuvent exprimer. De ce fait il résume à lui seul tout le passage que l’humanité accomplit en quelques cinq cents ans, la transition d’une civilisation orale et tribale à une civilisation du visuel-urbain. Mais Herb a aussi de la chance.
Parce qu’au moment très exact où son travail se met en place, le XXe siècle bascule vers la civilisation du «consommer». Il s’agit bien entendu d’un constat, et non de faire l’apologie de cette société d’après-guerre entièrement tournée vers le matérialisme, dénoncé par la suite sur le campus de l’université de Berkeley en 68. On peut tout au plus affirmer que les années 30 à 45 ont vu un monde occidental manquer de tout. Le renversement de tendance était donc historiquement inévitable. (Il suffit de voir la Chine de nos jours pour constater les mêmes modèles de comportements). Le développement industriel, vertigineux à l’excès a transformé les règles de jeux sur les marchés. Désormais on parle d’offre et de demande, de parts de marchés, de marketing et de Publicité.
Celle-ci prend son envol, convainc les clients à investir sur les marques, leur identité visuelle, sur les packagings, pour mieux vendre dans un environnement concurrentiel de plus en plus effréné.
Un client reprocha un jour à David Ogilvy qu’il lui coûtait deux fois trop cher (il parlait de son budget publicitaire), Ogilvy lui répondit : «si l’on savait sur quelle moitié économiser, ce serait plus simple». C’est donc dans un contexte économique à forte croissance que les talents comme ceux de Lubalin vont s’exprimer. Et il n’économise ni ses efforts, ni sa peine. Commence tôt le matin, avec un café-croissant qu’il finit rarement pour autant que sa main gauche est déjà en train de «gribouiller» son carnet de croquis avec des solutions graphiques qui s’empilent jusqu’à la fin de la journée. Là les éléments d’exécution, titres, textes sont passés en commande dans les ateliers de compo, puis montés le lendemain matin en studio d’exécution (artwork). Herb profite également des derniers soubresauts d’une civilisation qui prône encore la division du travail. Ainsi chaque professionnel avec une responsabilité limitée qu’il devait exercer avec talent. Pas de place à l’amateurisme. Herb travaille avec les meilleurs (Seymour Chwast, Aaron Burns, Bob Fiore, Gerry Gersten, Irwin Glsker, Helmut Krone, George Lois, Fred Papert, Larry Muller, Sam Scali, Arthur Singer, Bernie Zlotnick)
On peut parler d’une oeuvre graphique à partir du moment où l’ensemble du travail d’un artiste reflète la volonté d’un discours, d’une vision unique et d’une continuité dans sa logique de création. C’était le cas de Lubalin. Ses logos, ses papiers en-tête, ses mises en page sont toutes marquées du sceau de la plus excessive rigueur. Des artistes contemporains comme Philippe Apeloig en France par exemple ou Zuzana Licko en Californie peuvent prétendre à ces degrés de précision «au fil du rasoir» dans leur création graphique.
Voici encore quelques exemples de création de H.Lubalin :
Comme vous l’avez entre-aperçu, juste au-dessus de la jaquette (Yes I Can) d’un livre de Samy Davis Junior, la couverture du Magazine Avant Garde. Nous y reviendrons dans le prochain billet pour aborder l’autre versant du génie de Herb Lubalin, la création de TypeFace. Cette aventure nous mènera tout naturellement à évoquer la saga d’International Typeface Corp, et son émanation la plus prestigieuse, le magazine Upper & Lowercase auquel collabora Lubalin durant 11 ans, jusquà son départ vers le ciel des typographes.
Bravo pour ce dossier. Pensez-vous que tout ce travail fera un jour l’objet d’une publication papier? Et existe-t-il aujourd’hui des livres sur Herb Lubalin? Merci