Retrouvez l’intégralité du travail de Paul Gabor dans cette galerie consacré à son œuvre.
Nous sommes en 1972-1973, je finissais mes études de sociologie et m’investissait parallèlement de plus en plus dans l’Atelier Paul Gabor. Dès ’68, nous avons eu l’idée de créer une entreprise de typographie qui reprendrait les idées d’excellence d’un Edward Rondthaler.
Edward Rondthaler (photo ci-dessus) est l’inventeur de la première phototitreuse dans le monde… en 1927. L’ancêtre du Macintosh. What You See is What You Get… dans le fond de la cuvette d’un laboratoire photo. Américain bien entendu.
J’avais envie de travailler avec Paul, mais c’était difficile. Il parlait peu, aphasique, je l’ai toujours connu ainsi. Il préférait sourire, fumer sa cigarette et sourire. Était-ce due à sa déportation, toujours est-il qu’il en parlait peu, préférant tourner les choses en dérision, sans jamais exprimer la moindre haine vis à vis de qui que ce soit. Il est sûr en revanche qu’il a vu mourir de chers amis autour de lui. Et dans des conditions inhumaines. Il s’en est sorti lui même par pur miracle et un solide sens de l’humour. Lorsque je lui propose en 68 de créer une entreprise de typographie, il me regardait avec beaucoup de gentillesse et s’asseyait devant sa table à dessin. Une semaine plus tard, j’avais entre les mains la maquette d’un premier catalogue de phototitrage qu’il a entièrement réalisé dans une chambre transformé en laboratoire photo, de l’appartement de Pierrefitte que nous occupions depuis 62. C’était sans doute trop tôt. Je n’avais pas fini mes études, il était par ailleurs débordé de travail par le studio. C’est après mon service militaire que les choses se sont emballés. Nous avions engagé d’abord un, puis deux, trois collaborateurs…
A partir de 73 notre croissance était chaque année à deux chiffres. L’entreprise que je dirigeais, Paul y jouait un rôle pivot. Il était le garant de la qualité typographique que nous délivrions à une clientèle extraordinairement exigeante, la publicité. Chaque jour, présent dès sept heures du matin, il vérifiait lui-même la qualité des épreuves, n’hésitant pas à téléphoner aux clients pour leur demander leur avis. Il avait alors atteint la soixantaine, et paraissait en avoir à peine cinquante. Condamnés au succès, et la loi du marché, je décidais d’étendre nos activités de phototitrage à ceux de la photocomposition. Ce fut tout d’abord une catastrophe. Machines Berthold en panne tous les jours, ce furent là les quatre années parmi les plus terribles que nous ayons vécu. Mais Paul était toujours souriant. Sans angoisse. De fait je crois que je ne l’ai vu qu’une fois angoissé durant toute ma vie. C’était dans les années où il avait rompu son contrat d’exclusivité avec les de la Vasselais…
En 1980 typogabor n’allait pas bien du tout. Autant nous avions réussi à imposer un standard de qualité sur le marché du phototitrage, autant je peinais avec la photocomposition, malgré de belles épisodes comme la nuit où Robert Delpire se tenait à mes côtés pour sortir le numéro zéro du quotidien Le Matin.
premier catalogue de photocomposition typogabor: «Capitales et Bas de Casse»
L’histoire de Paul Gabor se confond avec celle de tous les graphistes indépendants des années 60-70. La demande vis à vis des graphistes indépendants se rétrécissait, les réseaux de prescriptions changeaient radicalement. Les entreprises avaient engagé des directeurs de la comm. qui voulaient des interlocuteurs équivalents au sein des agences de Pub. Paul Gabor avait tout de suite saisi deux choses avec typogabor. La première elle est économique. Si ça marchait, l’entreprise lui garantirait un revenu honnête jusqu’à la fin de sa carrière. Mais on était dans le non-dit. Jamais nous n’évoquions ces choses avec Paul. Ce qui fondait ce non-dit c’est la deuxième motivation presqu’aussi forte que la première. Il était certain désormais que le seul et dernier lieu où il pourrait exprimer son amour de la typographie serait un atelier typo. Il y a un parallèle à faire avec l’aventure de Herb Lubalin et d’ITC. Mêmes constats, mêmes solutions, avec certes beaucoup plus de moyens. N’empêche.
En 1980 au bord du dépôt de bilan, je découvre dans une annonce professionnelle la naissance d’une nouvelle génération de machines à photocomposer. Digitales (Alphatype). Un aller-retour à Bruxelles pour visiter un atelier exemplaire, celui de Pierre Le Guerrier dirigé par l’excellent et ineffable Raymond Aubry. Le lendemain j’étais dans le bureau de mon banquier, pour emprunter 183.000 € (1.200.000F) afin de changer toute notre technologie. Dans le même temps je définissais une nouvelle stratégie de communication et c’est là que Paul réapparaît. «Paul voudrais-tu me redessiner le logo typogabor et me préparer une maquette d’un magazine typo?». Trois jours après j’avais la maquette d’un simili Upper and Lower Case sous les yeux, très exactement ce que je voulais. Il y avait entre Paul et moi un complicité de chaque instant. On se devinait mutuellement sans dire plus de mots que cela. Il était la main, j’étais le verbe. Un jour je lui ai fait le reproche de pas m’avoir appris à dessiner. Euuuuhhh, tu fous ma gueule, tu n’as pas besoin de savoir dessiner, il suffit que tu saches parler…». Belle projection d’aphasique… Mais le psy, c’était pour moi. Et puis le temps est passé, et j’ai aussi appris à me débrouiller avec mes mains.
Nouveau logo, nouveau catalogue, nouveaux caractères, un foisonnement de caractères parmi les plus belles.
Et je lance le premier magazine typographique à Paris. typoGabor présente.
Les évènements se sont alors emballés. L’entreprise redémarre et sort du rouge. Merci Monsieur le banquier. Et Paul Gabor trouve enfin une vitesse de croisière. Entre ses alphabets et sa douce tabagie il participe activement à la renaissance. Les magazines sortent les uns après les autres, puis 1984 un avertissement de santé, le cœur. Plus de peur que… Je décide d’éditer un numéro spécial en hommage à Paul et j’y mêlerai un coup de chapeau à Hermann Zapf que nous sommes allé interviewer dans sa maison toute blanche de Darmstadt.
Puis l’imprévisible. La disparition soudaine de Klara victime d’une rupture d’anévrisme.
Paul se retrouve seul. Il a soixante et onze ans. Rien d’autre à faire que continuer à travailler. Je l’y force. Il continuera de venir tous les jours au bureau, pour dessiner le Mermoz, son anglaise et préparer une expo à Budapest qu’il ne verra jamais de son vivant. Entre temps, pour avoir moi-même traversé la mauvaise passe, divorce, perte de Klara, ma mère, je décide de rendre un hommage à celle-ci en transformant le magazine typo en magazine littéraire. Car Klara était la muse poétique de Paul. C’est elle qui l’inspirait, qui lui insufflait le désir de plaire et de faire des belles choses de ses mains. Nous sommes en 1986, et pour la première fois je rencontre Léon-Marc Lévy professeur de français à l’époque, qui me suggère le genre… ce sera des anthologies littéraires organisées par thème. Le premier numéro, l’amour bien sûr. Moteur du genre humain. Une rencontre affectueuse entre Paul, Léon-Marc, et nous voilà prêts pour une nouvelle aventure. Un mois plus tard, je remets à Paul le dossier littéraire à mettre en page, il y travaillera d’arrache-pied durant un autre mois, puis il part en vacances. C’est là que le drame s’est joué. Au moment d’exécuter la maquette, nous nous sommes plusieurs fois regardés, Léon-Marc et moi-même. Nous pensions à quelque chose de plus expérimental, de plus novateur. Paul à Budapest… pas question de le déranger, nous appelons Bill Butt (Jardin des Modes) à notre chevet. On était vraiment malade. Je voulais vraiment changer les choses, sortir des sentiers battus. Faire réfléchir les DA des agences sur l’utilisation de la typo. Et nous avions entre les mains une très belle maquette de Paul, excessivement gutenbergienne. Une fois de plus. Une fois de trop sans doute.
J’étais profondément déchiré. Mais sûr d’avoir raison. Il fallait avancer. J’installe Bill dans un bureau, et lorsque Paul revient de Budapest il découvre un Bill Butt adorable, presque aussi aphasique que lui-même, et surtout il découvre que nous avions retoqué sa maquette. Il ne me parlera plus pendant plus d’un an. Bien sûr que j’ai regretté. Bien sûr que je me suis posé dix mille fois la question… mais j’avais beau retourner les éléments dans tous les sens, la maquette de Bill était magnifique et nous a valu une reconnaissance de l’ensemble de la profession. Cette année nous avions fait un bond en avant de trente huit pour cent de chiffre. Appréciable. Je vous livre ci-dessous quelques pages de cette maquette que vous retrouverez intégralement de même que l’ensemble de l’œuvre de Paul à cette adresse.
De 86 à 88 j’éditerai 3 autres magazines littéraires sans que Paul Gabor y daigne seulement jeter un coup d’œil (humeur d’humour, meurtres, femmes), qui ne connaîtront jamais le même succès que celui d’amour chronique. Celui que je préfère? sans doute meurtres, pour plein de raisons, je m’y suis essayé comme rédac chef, mais aussi parce qu’il y a eu une véritable osmose entre Philippe Duriez qui en a fait la maquette et moi-même. Le résultat est inégal mais spectaculaire. Et pour ceux qui sont encore et encore dans la critique du… c’est facile. Imaginez que tout ceci est bien avant l’arrivée des PC-Macintosh et des logiciels PAO, les difficultés étaient innombrables malgré les technologies d’avant garde dont nous disposions. Mais l’atelier typogabor s’est mis en quatre pour exécuter avec talent les moindres caprices des maquettistes. Coup de chapeau messieurs les typographes.
Voici quelques pages de ce magazine meurtres:
Cependant Paul n’est pas resté inactif durant tout ce temps. Et parallèlement à l’édition des magazines il va mettre une touche finale à ce qui restera sans doute une de ses plus belles réussites, le TypeBook. Catalogue typo de 1200 pages en deux volumes, d’une précision redoutable pour le calibrage des textes, indispensable avant l’arrivée de la PAO et d’une rare élégance. Mille cinq cent typographes, réunis à Vancouver nous ont décerné un golden award pour l’excellence de nos outils typographiques (Typographer International Assoc). Et Paul allait entamer ses derniers combats.
A la veille de la commémoration du bi-centenaire de la déclaration des droits de l’homme, il tombe malade. Chimio. Dur, très dur de voir son père et cet homme qui a résisté à tant de difficultés rattrapé par sa tabagie, et sans doute par l’âge… mais quoi il n’avait que… soixante quinze ans. Quand on aime les gens on voudrait qu’ils soient éternels. Léon-Marc Lévy vient me trouver un jour et me dit: «Peter, 1789-1989, j’ai un dossier pour typogabor. Un magazine sur les droits de l’homme. Une anthologie de tous les textes fondateurs qui démontrent, qui prouvent s’il en était besoin que ces droits tout indispensables qu’ils furent à l’avenir et au bien être de l’humanité, ont toujours été bafoués, piétinés, contestés par les tyrans et fauteurs de coups d’état. C’était un dossier pédagogique destiné au Ministère de l’Education Nationale qui s’interrogeait à l’époque sur la légitimité d’un cours sur les droits de l’homme. La seule chose que ce groupe de chercheur (dont Léon-Marc Lévy) avait trouvé, c’est justement des textes. D’Aristote à Zola, en passant par d’innombrables Simone de Beauvoir, Marie Bonaparte, Jean-Louis Bory, André Breton, Louis-Ferdinand Céline, Winston Churchill, Camille Claudel, Marguerite Duras, Condorcet, Paul Eluard, Martin Heidegger et je ne les citerai pas tous… Léon-Marc: «et qui va faire la maquette?». Je crois que ce jour est le jour où j’ai le moins hésité de ma vie. «Paul, Léon-Marc. Paul Gabor.» Parce qu’il est concerné. Si ce n’est pas son affaire, ce serait celui de qui? J’en parle à Paul, très affaibli par sa chimio. Un grognement fut sa seule réponse. Mais le lendemain il s’enferma dans son bureau et pendant un mois il n’en sortira que pour donner ses feuilles A3 parfaitement maquettés, prêts pour l’exé. Et je vous jure, pardonnez moi cette familiarité, ce fut, compte tenu des circonstances, de son âge, de sa fatigue, le plus beau travail de sa vie. Il y mit tout son cœur, son savoir-faire. Il avait compris le travail de Bill, de Philippe, la remise en question. Pas non plus très égal. Des pages ratés certes. Et alors. Dans l’ensemble il se mit au service du dossier littéraire pour l’illustrer de la manière la plus explicite. Pour délivrer autant un message graphique que philosophique. Et parce qu’il y eut une double page d’entrée sur les minorités qui parlait des juifs, il refusa de s’en occuper. Même en insistant. Lourdement. Il était têtu le Paul Gabor… tu fous ma gueule était son mot favori, celui dont se souviennent tous ses élèves de l’ESAG (Penninghen)… Après deux ans encore de combats personnels contre la maladie, il s’en alla doucement, le vingt juillet 1992.
Retrouvez l’intégralité du travail de Paul Gabor dans cette galerie consacré à son œuvre.
Je publierai ce soir ou demain une dernière note sur son travail typographique: les alphabets, que vous pouvez dores et déjà découvrir dans la galerie ici
je dédie cette note à Chantal sans qui je n’aurais sans doute pas réussi à créer cette entreprise, à Philippe, Hervé, Patrick, Claude, Fabrice, Jean-Paul, Serge et à tous les typographes, techniciens et salariés de typogabor qui ont donné vie à l’entreprise durant une vingtaine d’années, sans oublier non plus les innombrables directeurs artistiques et clients (Vincent, Michel, Jean-Philippe et les autres) qui en nous assurant de leur fidélité ont permis à cette société de se développer sur les principes fondateurs d’une exigence de qualité quotidienne.
En remerciement de la patience que vous avez eu de lire et découvrir
cette biographie assez «chargée», je vous invite à télécharger cet
alphabet Mermoz dans sa version de base, le Mermoz Book. Faites en bon
usage. © peter gabor | janvier 2006.