la présente note fait suite au billet numéro 3 ici
CONSEILLER DE MONOTYPE Corp. Ltd
L’ambiance était propice à une véritable renaissance de la typographie. La gravure du Caslon a démontré l’excellence et la compétence technique de leurs promoteurs et celui du Garamond a rencontré finalement un public conquis. Morison collaborait avec la compagnie au travers du Monotype Recorder qui voyait en lui l’avènement d’un grand historien de la chose imprimée. Il était temps de passer à l’action. Morison commença des pourparlers avec Duncan (président de la Monotype) en 1922 lorsqu’il retourna à Londres pour établir une succursale de la Cloister Press à St Stephen House près de Westminster. Il présenta alors un programme de design typographique, qui revisitait systématiquement et avec beaucoup de rationalité les besoins de l’édition en typographie contemporaine.
Cela supposait tout de même des investissements financiers sans précédents sur ces machines mécanisées. On n’avait jamais osé programmer un plan de dépenses créative depuis la naissance des Monotype. Le mot de Burch qui avertissait ces compagnons qu’il était prêt à ruiner la compagnie pour faire vivre le projet Garamond n’était pas si loin de la réalité. Mais Duncan était un fin connaisseur de la typographie et se doublait d’un caractère très astucieux. Il accepta le programme de Morison et le préempta pour devenir conseiller appointé de la compagnie. Morison se plaisait à dire que ce n’est pas la compagnie qui l’avait embauché mais lui qui avait imposé à celle-ci son programme, toujours est-il qu’il put disposer dès lors d’un bureau permanent à la Monotype.
Malheureusement Duncan était déjà malade et dut transférer progressivement toutes les responsabilités qui lui incombaient sur les épaules de son fondé de pouvoir William Burch qui allait ainsi prendre sa succession et tous les soucis dont il se moquait lui-même en songeant au gouffre engendré par le Garamond et l’ensemble du plan de Morison. On ne réalisa que longtemps après les risques inconsidérés que Monotype avait prise en adoptant ce programme. Mais Burch séduit et convaicu de son bien fondé maintient Morison dans ces nouvelles responsabilités en l’installant près de lui dans un bureau situé au siège de la compagnie à Fetter Lane.
Il faut admettre cependant que ce Garamond n’était pas vraiment le choix de Morison. Il lui aurait préféré une fonte plus récente parmi ceux de Guillaume Le Bé, mais il fallait tout de même démarrer le projet de cette gravure. Cette typo attribué à Garamond fut copiée sur une édition contemporaine de l’Imprimerie Nationale. Mais c’est seulement quand Morison, devenu coéditeur du Fleuron, et qu’il put s’assurer de la collaboration de Paul Beaujon que les éléments d’information concrètes purent être réunis. L’article de Paul Beaujon dans le Fleuron de 1926 démontre à l’évidence que l’assimilation au Garamond de tous les caractères que l’on dénommait «caractères de l’Université» ne pouvait être accrédité. Ce devaient être d’excellentes copies d’une authentique fonte gravée par Jean Jannon.
couverture de spécimen de typo pour la Cloister Press
La conception d’une italique s’harmonisant avec le romain, excercice incontournable depuis les pratiques typographiques du 16e siècle, était extrêmement périlleuse. Pendant qu’il négociait les droits d’attribution du Garamond, Morison cherchait à lui associer une italique et celui qui, officiellement lui était attribué par l’Imprimerie Nationale ne lui convenait pas du tout. Il la considérait comme très inégale et mal adaptée au romain et lui préféra une italique plus ancienne pris sur le modèle de celui que Robert Grandjon gravait en 1530. Un caractère aux ligatures remarquables et si l’on considérait le point de vue du fabricant de polices mécanisée, jamais une telle police aux qualités si parfaite n’avait été gravée jusqu’alors.
Pendant qu’il prenait possession de ses nouvelles attributions à la Monotype, Stanley, reprenait contact avec les gens de la St Bride Insitute Technical Library. Vous vous souvenez c’est celui qu’il fréquentait au moment de son installation près de Manchester à la Cloister Press. Cette Library était une mine d’or parce que réunissant un grand nombre de spécimens de vieux caractères qui n’avaient pas toujours été publiés. Il nouait dans le même temps des relations privilégiés avec les deux principaux auteurs de ces ouvrages sécialisés, des historiens émérites de la typographie, Talbot Baines Reed et William Blades à qui Morison devait beaucoup. Un autre ancien bibliothécaire W. Turner Berry, se souvenait de lui pour avoir emprunté des spécimens par «camions entier». Et il se mit au travail d’un décryptage systématique de tous ces trésors pendant que la compagnie mettait en œuvre les outils et les hommes qui allaient créer et exécuter son plan de bataille.
couverture de spécimen typo pour la Cloister Press
Stanley Morison n’a pas eu que des amis à la Monotype Corp. Et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il a eu ses détracteurs comme n’importe quel visionnaire avec en tête les ingénieurs de la compagnie, qui considéraient son intervention comme interférant avec leur propre mission. De même que cette cabale d’imprimeurs qui estimaient qu’il y avait déjà suffisamment de caractères au catalogue de la compagnie. Qu’il n’était pas besoin d’en rajouter, que c’était là un luxe très cher payé de même que d’appointer un conseiller typographique permanent.
Mais il en fut autrement à la St Bride Institute. Là, lorsque Stanley exprimait ses options, son sentiment sur les tendances commerciales dans l’imprimerie en marche d’un vingtième siècle révolutionnaire, il était écouté au point que Turner Berry un des dirigeants de la St Bride, le voyait bien prendre la tête de cet organisme. Il y eut une campagne de lobbying, pour faire élire Morison au conseil d’administration. Mais là encore les réticences l’ont emportées. J.R. Ridell en tête qui mit longtemps à se convaincre du talent de Morison le catholique. Et il l’empêcha systématiquement d’accéder à ce conseil, alors même que le Gill Sans d’Eric Gill sortait des usines de Monotype et allait connaître le succès que l’on sait.
specimen typo pour la Cloister Press | illustration typo et décoration
De fait la vraie difficulté pour Morison ça a été de convaincre les opposants traditionnels tenants d’une imprimerie d’ouvriers du livre aux mains d’un savoir faire vieux de 450 ans. Il arrivait avec des idées neuves, artistiques, commerciales, marketing et bousculait des idées reçues, et la prédominance ouvrière dans ce métier des plus hermétiquement fermés. Il lui faudra patienter plus de 10 ans avant de voir ses idées triompher des scepticismes et des inerties corporatistes.
TEA-SHOPS ET ASSOCIATIONS
En 1921, Stanley Morison et Oliver Simon de la Curwen Press fréquentaient un petit groupe de réflexion qui discutait de publicité et de qualité d’impression. Simon voulait rencontrer Morison en privé et l’invita au Salon de Thé du Lyons Club pour débattre de ces questions finalement assez contreversées à l’époque. Ils ne se revirent que longtemps après cette tasse de thé. Pour la raison que Morison était terriblement débordé par la préparation d’un Supplément pour la Manchester Guardian. Cette édition, produite à la Cloister Press, selon les dires de Simon était en train d’accélerer toute les questions relatives à la nouvelle typographie. Car au fond de quoi s’agissait-il ? Ni plus ni moins que d’une bataille d’anciens contre les modernes. Une sorte d’Hernani de la typographie. Pour enjeu majeure l’intérêt final du consommateur-lecteur.
couverture pour la Monotype Recorder (1926)
couverture pour la Monotype Recorder (1927)
Si l’on replace cette affaire dans la perspective de l’industrialisation en ce début de siècle les forces en présence poursuivaient des intérêts contraires. D’un côté, les private presses, litéralement les imprimeries privées, mais de fait il s’agit surtout de ce qu’on peut appeler des imprimeries, propriétés d’éditeurs qui témoignaient d’un conservatisme atavique. Composition manuelle, caractères maniérées, beaux livres, beau papier. De l’autre, les imprimeries à façon qui commençaient à se multiplier. Entraînés en cela par les besoins croissants de la publicité et de l’édition commerciale. Une économie de marché dont l’imprimé était à l’époque le seul média de communication.
Et puis il y avait un arbitre, une sorte de Monsieur Loyale au milieu de ce jeu de quilles. C’était la presse, les journaux. Pour qui la productivité relevait d’une question de survie. Autant dire que la composition manuelle était à terme condamnée mais les combats d’arrière-garde étaient meurtriers.
couverture pour la Monotype Recorder (1922)
Mois de juillet 1922, Simon et Morison tentent de former une association avec quelques éditeurs et imprimeurs pour promouvoir la composition mécanique appliquée à l’édition. Les membres cooptés : Francis Meynell, Holbrook Jackson, Bernard Newdigate. L’idée germe, d’une édition annuelle pour promouvoir la qualité des nouvelles technologies. On prend date et l’association s’appellera la «Fleuron Society». Mais c’était sans compter un loup dans la bergerie. Deux réunions des plus orageuses qui révélèrent l’attachement de Newdigate à la composition manuelle et l’association dut être dissoute. Toutes ces discussions se tenaient, et il est important de le signaler, bien avant que le programme de Morison ne soit mis en œuvre par la Monotype.
Qu’à cela ne tienne, Simon et Stanley se retrouvent de nouveau au salon de thé du Lyons pour envisager très sérieusement de lancer un périodique de promotion de la typographie. Et c’est en automne 1922, alors que la Cloister Press connaissait des difficultés financières qui allaient priver Morison d’une part importante de revenus réguliers, que les deux compères décident de lancer le «Fleuron». Leur optimisme leur faisait espérer que les revenus issus de la diffusion du Fleuron allait permettre de compenser cette perte. Optimisme sans fondement sérieux. Toutefois le positionnement géographique du Fleuron dans les locaux de la Curwen Press, où Simon et Morison allaient se partager jusqu’en 1924 un bureau allait jouer un rôle majeur dans l’avenir de Morison.
Monotype Recorder (page intérieure) (1922)
Pas facile de faire le tour de cet homme. Morison était très secret. Profitant de la défection du Cloister, il entama plusieurs voyages dont ceux en Allemagne, à Berlin où il continua de mener ses recherches sur l’histoire de l’imprimerie, de la typographie. Il n’a pas été toujours facile de retracer avec exactitude la chronologie des déplacements et rencontres de cet homme qui entretenait des réseaux d’amitiés professionnelles très cloisonnés. Personne ne savait à dire vrai qui composait le réseau voisin. Lorsque son mariage vient à rompre (il n’eut pas d’enfants), Morison se tourna résolument vers ses activités professionnelles, comme presque libéré d’obligations qui lui pesaient. Avec Simon il forma jusqu’en 1924 une sorte d’université privée de recherches typographiques. Certains ont affirmé que ces réunions au Salon de Thé du Lyons étaient un signe de son puritanisme catholique. D’autres ne l’ont évoqué que un signe de snobisme bien british, plus prosaïquement on pourraît aussi avancer l’explication sociologique d’un homme issu d’un milieu modeste qui voit en ce métier l’occasion d’accéder à un rôle influent. Les métiers du Livre (et avec les débuts de l’ère industriel plus que jamais) ont toujours été de tous les combats pour et contre le progrès. C’est donc un lieu d’opinions dont le Fleuron qui va déménager à Great Russel Street se fera un écho majeur.
Vers 1924 Morison s’associera à la fondation du Double Crown Club, qui réunit au cours de dîners-débats les amateurs d’Arts et du Livre. Le dîner inaugural eut lieu au restaurent Florence et durant plus de 40 ans il se réunira régulièrement. Morison y a donné parmi ses plus belles conférences. Arc bouté sur son micro, chaque muscle de son visage signifiait intelligence et passion. Ses lectures-conférences, d’une exacte concision, faisaient le délice des groupes de travail qui se réunissaient pour discuter âprement des évolutions technologiques, typographiques, de la promotion de la qualité comme moteur du développement économique dans des métiers qui subissaient de plein front toutes les révolutions techniques de ce siècle.
feuille de spécimen pour l’italique d’Antonio Blado
(suite à venir)
L’ensemble des notes consacrées à Stanley Morison est regroupé sous ce lien