Un de mes bons amis, Michel Chanaud, co-directeur de Pyramyd et d’Etapes Graphiques me disait un jour : «ce qui va au papier, doit venir du papier». Ce propos il me le tenait en 1991 alors que le Mac était en train d’envahir les studios, les agences et transformait en un temps record sous nos yeux les structures de production dites traditionnelles. Nous constations tous les deux une évolution assez catastrophique d’une nouvelle génération de graphistes qui évitaient le papier pour aller directement créer leurs pages à l’ordinateur. Avec le recul je modulerais ce genre de critique et, parce que notre rapport au clavier et l’écran ont évolué considérablement, et parce que les logiciels sont devenus également plus intuitifs, plus souples d’emploi, mais globalement le précepte reste assez vrai. Et pour avoir vu les story-board d’un Terry Guilliam lors d’une expo au Palais Tokyo et encore d’un David Lynch, on se rend bien compte qu’une création print ou cinéma a besoin de naître sur papier pour plusieurs raisons:
D’abord parce que la main est plus proche du cerveau que l’écran-clavier-souris, prolongements de la main. Il s’agit d’une prise en direct sur nos capacités créatives et d’introduire un interface ne peut que ralentir voir empêcher la naissance d’une idée. Bien entendu cela nécessite une connaissance des structures d’une page ou d’un écran de cinéma, un savoir-faire de dessin des masses graphiques et typographiques, mais l’exemple ci-dessus, d’un rough de Herb Lubalin démontre qu’il n’est point besoin d’en savoir tant que ça. Certes son rough est magique de précision, mais l’exécution finale révélera les inattendus de son dessin. Il n’empêche que la relation du graphiste au papier est essentielle pour faire naître un concept, une design-stratégie qui curieusement ont besoin de naître dans un certain flou perfectible. Un rough ordinateur est quasiment trop précis et n’autorise pas le «à peu près» nécessaire à faire évoluer ce concept. Je veux dire qu’il y a danger de rougher une maquette à l’écran dans la mesure où ce que nous voyons devient vite une exécution finale et nous aliène de toute possibilité de remettre en question la création, alors qu’elle est peut-être loin d’être aboutie. Ce danger, que nous connaissons aujourd’hui, les générations antérieurs, Lubalin pour exemple mais des milliers d’autres graphistes ayant fait des écoles dans le monde entier, ne l’ont pas connu. Ils entretenaient naturellement cette relation tactile avec la chose imprimée, par le fait que cela faisait partie du process de production naturel de ces époques. J’imagine que même Gutenberg, dont nous n’avons pas beaucoup de documents intermédiaires, devait s’astreindre à cette discipline tactile, ne pouvant se permettre de composer une page sans l’avoir prévisualisé auparavant sur papier.
Herbert Lubalin va pousser cet art du sketch jusqu’à l’oeuvre d’art. L’ensemble de sa création est marqué du sceau de la préparation à l’extrême de ses copies de composition. Dans le process industriel de l’époque (pas si éloignée tout de même puisqu’elle a perduré jusqu’à 1989), chaque titre, chaque texte devait être transmis à l’atelier de photocomposition et de phototitrage après avoir été préparée avec minutie. Les textes devaient être calibrés, au corps près, à l’interlignage près, à la virgule près. A l’agence Delpire à Paris, un préparateur de copie, Alain Gautier ne faisait que cela, et lorsqu’il commandait des textes au fer-à-gauche, il reprenait chaque fin de ligne pour en éliminer les aberrations (articles, prépositions etc. bannies) et faisait recomposer une deuxième fois chaque pavé.
Lubalin était passé maître dans l’art de la prévision de ses maquettes, il «sentait» à l’avance le résultat final, un peu comme Beethoven qui, devenu sourd, «entendait» les notes dans sa tête.
Et du coup son oeuvre se ressent d’une spiritualité bien plus forte que les créations de l’époque. D’autant qu’en France par exemple à la même époque (et encore aujourd’hui) il n’y avait pas de place pour cette fonction essentielle de Type Director. Ce faisant les créations publicitaires françaises sont assez pauvres au plan typographique. Et l’on peut déplorer que même aujourd’hui, alors que le Mac trône sur tous les bureaux de DA parisiennes, la place et surtout le temps consacré à la recherche typo des annonces et affiches reste endémique. Exception faite dans les bureaux de design packaging où l’écriture du produit et de la marque sont des acteurs essentiels de cette forme de communication majeure révélé en France par Gérard Caron.
merci pour ce texte…
je dis souvent aux enfants la même chose… ce n’est pas l’ordinateur qui va penser ton texte à ta place… si tu ne penses pas… il n’y aura pas de texte…
Un jour, Titi à qui le prof de français avait donné un sujet de dissertation : « commenter un poème du spleen de Baudelaire… » vint me voir le soir, pour me dire qu’il ne pouvait pas le faire parce qu’il n’avait rien trouvé sur internet !!!! c’est pour dire !!!
amicalement.
MF.