L’ère typo-plasticienne (suite et fin)

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Il serait parfaitement incongru pour moi ici de faire un cours sur l’art plastique voire sur l’art tout court.

Mais Neville Brody s’approche remarquablement du sujet quand il dit : «Nous sommes à cheval entre deux mondes : le monde de la prépublication et le monde de sa réception, c’est-à-dire que nous sommes ceux qui traduisent les concepts invisibles dans des formes emballées, nous convertissons des pensées et des actions en images mentales et en attitudes.…La police que nous choisissons, la photo que nous sélectionnons et recadrons, la manière dont nous utilisons l’espace – tout cela influence notre réaction en tant que lecteurs. Un Shakespeare imprimé en Franklin Gothic 36 pts n’aura pas le même effet qu’en Garamond 10 pts.»

Ça c’est la définition du graphisme-graphiste comme un artisan des arts appliqués.

Mais plus loin il nous dit : «Je vis dans un monde qui me fait oublier l’intuition, l’instinct, l’art, le naturel, l’analogue. Un monde dans lequel mes réponses-formules et mes productions technologiques sont mécaniques, ou scientifiques… Aujourd’hui, je calcule au lieu de créer. J’ai oublié comment travailler avec mes mains, modeler des choses comme de l’argile, assister à la naissance de nouvelles formes et émotions.»

Et encore : «Il en est de même des marques. A la base, il n’y a que peu de différences entre Starbucks, Nike, Virgin, Ford, Macdonald’s… Dans ce Matrix de l’imagination, il n’y aura jamais de vraie révolution, et toute véritable différence est détruite comme un véritable ennemi.»

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Mais le plus significatif et le plus important de son discours c’est cette phrase: «…La qualité de la création est extraordinairement élevée, les normes de fabrication incomparables, et le savoir-faire superbe. Mais, d’une façon ou d’une autre, on a une sensation de déjà-vu. On admire les normes esthétiques et techniques, mais on se retrouve comme vides, ou blasés.»

Neville Brody se fait l’écho de la révolution technologique qui a balayé l’ancien monde. Et il en pointe les changements radicaux. Le travail manuel a disparu, le tactile, pour être remplacé par l’intervention informatisé sur les images et les textes. Cela conduit la plupart des graphistes à intégrer plusieurs expressions qui auparavant était le fruit d’une collaboration entre spécialistes de l’image du texte, de la musique et du cinéma. Cela fait qu’une seule et même personne détient désormais les moyens d’une production visuelle et s’en sert en alternance et permutations constantes. Les logiciels graphiques nous permettent de créer des transparences aussi aisément qu’un far breton. De fait les éditions publicitaires, les packagings, les affiches sont aujourd’hui à la fois le fruit d’une réflexion en amont mais surtout des produits visuels fabriqués selon des normes informatiques qui si elles se développent chaque jour ne nous éloignent pas pour autant de la sensibilité tactile d’un métier qui employait encore il y a dix-quinze ans la planche à dessin, la carte à gratter et la colle gutta.
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Le résultat est là. Pas une page publicitaire, pas une affiche ou un flyer qui ne soit l’écho de ces nombreuses possibilités. Et notre perception change. Nous nous nous habituons à décoder des messages superposés comme à regarder des films avec des effets spéciaux. La balle qui rentre au ralenti dans la chair humaine, c’est aussi irréel que l’utilisation infinie des calques dans photoshop ou illustrator. Nous ne faisons plus des photos mais des images. Et notre oeil s’habitue. De superpositions en surimpressions, l’espace bi-dimensionnel s’est transformé en tri voire quadridimensionnel. Tri, pour la profondeur créé par les nombreuses couches d’informations superposées, quadri, parce que du coup la dimension temps intervient. Nous hiérarchisons l’espace en profondeur donc nous suggérons la notion de durée. Quand Brody crée le Blur, caractère dérivé d’un haas mais passé à la moulinette du floutage dans photoshop et de la revectorisation des nouvelles formes, il s’était certainement d’abord extasié sur les possibilités graphiques que les logiciels nous ont fournis. Et il s’en est servi.

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Notre regard et notre perception des espaces graphiques ont radicalement changé, il faut remonter à la renaissance pour trouver une comparaison. C’est l’époque où la perspective fut introduite dans la représentation artistique. Les gens ont appris à regarder l’éloignement et le rapprochement des scènes. Auparavant et jusqu’au Moyen Age on superposait les scènes de la vie, cléricale, royale ou sociale. Les tableaux et tapisseries étaient construites avec des strates verticales où les codes étaient parfaitement connus. D’abord le clergé tout la haut quand il n’y avait pas la main de Dieu qui pointait vers l’homme, puis les instances royales et ensuite plus bas les suzerains et les vassaux.

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Tout ceci a été transformé par la perspective qui a permis de rapprocher ou d’éloigner les sujets. Mais aujourd’hui avec les effets spéciaux, les superpositions, les floutés, les ralentis et accélérés informatisés, notre perception change. Sans compter les conséquences qu’ont sur nous les médias eux mêmes. Portables, écrans à tous les étages, dans tous les bureaux. Le plateau des directeurs artistiques d’une grande agence sur les champs élysées ressemble autant à un lieu de création qu’une agence de réservation de billets d’avion. Notre perception des actes créatifs, autant que la perception de notre production ont donc été profondément modifiées.

Comment les deux mondes vont ils cohabiter? J. F. Truffaut avait prédit la disparition des livres dans Farenheit 451, mais on n’a jamais autant vendu de livres qu’aujourd’hui et même s’ils sont devenus des produits markettés et emballés comme le souligne Brody, les gens continuent de lire. Internet aussi, ma contribution à ce blog est le témoignage vivant d’un retour à l’écriture alors qu’il y a encore quelques mois, je préférais regarder un film, ou aller voir un concert. Certes j’y passe des nuits blanches, mais me dit que les humanistes du 16-17e devaient en faire autant à la lumière des bougies. Et cette immense toile d’écriture se tisse chaque jour grandissante. Les liens s’entrecroisent, rebondissent de page en page et l’information verticle se voit concurrencée par la transversalité du web collaboratif. Donc deux mondes vont sans doute cohabiter, et nous devons aiguiser nos grilles de lecture pour comprendre et savoir décoder les langages de chaque média. Le print, le web, la télé, le cinéma sont autant régis par des codes que la peinture surréaliste ou symboliste.

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Gutenberg a été donné pour mort depuis le début de l’ère électrique, mais les moyens de production de l’ère informatique n’ont fait que démultiplier la mobilité de ses caractères. Les cultures ne se sédimentent pas, ça ne fonctionne pas comme des rajouts de savoirs et de techniques. Au contraire il y a récupération, détournements, subversion des expressions traditionnelles par les nouvelles technologies. Nous avons le droit d’être plus optimiste que Neville Brody parce nous ne sommes pas au bout de cette révolution. Et qu’elle profite au plus grand nombre. Certes des métiers ont disparu dans tous les secteurs de la production artistique, ou sont en voie de l’être. Des étapes dans la production ont sauté comme d’innombrables verrous, l’on envoie aujourd’hui directement des fichiers PDF à nos impirmeurs, plus de films, plus de cromalins, mais pour autant l’oeil d’un Brody, son savoir et sa culture sont indispensables à la réussite d’un projet. Et s’il est vrai que ce monde permet le pire (cf mes notes sur la SNCF ou le Crédit Lyonnais, il permet aussi à des talents incontestables de produire mieux dans un confort extraordinaire.

Le plus paradoxale dans le discours de Brody et si vous avez eu le courage de lire ces quelques notes c’est qu’il dénonce pêle mêle une société vouée à la post production, à la banalisation des formes et des styles, mais en filigrane, il dénonce aussi et surtout les effets d’un  système capitaliste financier et cela n’a échappé à personne. Alter mondialiste dans son discours, il l’est, mais cela ne l’a pas empêché à une certaine époque de récupérer à des fins de mode, les codes graphiques de la Russie Soviétique et communiste. Il y a là comme un pied de nez à la psychologie attachante de Brody.

 

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0 réponse à L’ère typo-plasticienne (suite et fin)

  1. Estève GILI dit :

    Je me permet juste de revenir sur un point de ton brillant éclairage. Ne pense tu pas qu’une des fonction du graphiste est d’analyser, comprendre et traduire le monde dans lequel il vit, ne serais-ce que pour être pertinent dans les réponse qu’il est censé apporter. Comme tu le fais remarquer, Mr Brody, récupère la propagande soviétique. La grande différence, est qu’aujourd’hui les codes de « propagandes » n’existent plus. Je veux dire qu’ils sont autres. Ils sont inféodés à une technologie que nous pratiquons tous par dépit ou par plaisir. Donc il ne sont pas un langage (message) clair mais une multitude de langages (message). Donc je peux comprendre les questions de Mr Brody.