Neville Brody | l’utopie graphique à son apogée

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Le génie «d’ouvrier de la page», de Neville Brody se double d’un musicien réel ou frustré, et c’est là où nous voulions arriver au cours de cette longue (j’espère pas trop fastidieuse analyse). Parce que nous sommes à l’aube des grands changements vers la fin des années 80.
Le style des années 20, celui de Gutenberg, celui de Herb Lubalin et enfin de Brody ont ceci de commun, c’est qu’ils fonctionnent tous sur un rapport étroit de la perception visuelle et auditive.

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Dans l’image ci-dessus, on voit bien que la mise en page des textes et images contribuent à faire de la musique, du rythme. On a connu ça avec Andy Wharol, ou Lubalin aussi. La répétition des items visuels, l’organisation binaire voire militaire de la typo donnent un effet sonore aux pages. Ce n’est pas par hasard que Brody va prendre en main la destinée de magazines de Mode, ou de groupes musicaux. Il y a chez lui une expression et une sensibilité graphique qui transcende le graphisme pour nous le faire vivre à l’oreille tout aussi bien qu’à nos rétines. C’est ce que j’appellais l’expression orale-tactile de l’ère gutenbergienne. Mais là nous sommes à son apogée. Et la mode se prête formidablement à ce jeu, à ce langage. Et l’oeuvre de Brody va son chemin pendant près de 7-8 ans explorant les moindres recoins de ce vocabulaire graphique. Il traque la demi-mesure, il est un maximaliste de la page. Il suffit de voir ses mises en page de The Face ou d’Arena pour comprendre comment fonctionne ce langage. Le texte, en colonne justifiée la plupart du temps : je chuchote, ce sont les instruments qui accompagnent, les choeurs de la sacristie. Les titres, ils chantent fort, voire ils hurlent parfois, pour renvoyer à l’image qui lui calme le jeu, moderato cantabile. Les filets sont là pour faire respirer les acteurs graphiques, verticaux, ils allongent la page, la rendent monumentale (point besoin d’ailleurs de les tracer jusqu’au bout. Brody sait aussi être minimaliste, il suggère, plus qu’il ne montre quelquefois. Les filets horizontaux sont là pour assoir les visuels ou un message, ou structurer la hiérarchie. On retrouve tout cela dans la mise en page de Herb Lubalin, celle qu’il nous prodiguait avec les magnifiques Upper and Lower Case. Mais Herb était encore empreint de calligraphie, il aimait les contrastes fins, presque baroques. Brody c’est du Rock, de la musique sérielle à la Bério ou Varese ou encore Stockhausen. Nous sommes à la fin des années 80. Et tout va basculer. L’ère du Numérique arrive.

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Neville Brody dans son blues et son désarroi, ne s’en prend pas à la première cause de ses angoisses. Il ne voit que la conséquence, le résultat, pas les causes. Et si causes il y a, il n’est nullement question ici d’en constester la réalité ou les bénéfices substentiels.
Vers la fin des années 80 une révolution majeure a emporté toutes nos certitudes créant le plus grand maelstrom de progrès que l’humanité n’a connu depuis Gutenberg. Et si Jacques Attali pointe la découverte de l’amérique avec son 1492, nous pouvons en toute certitude lui affirmer que Gutenberg a plus modifié nos perceptions et le développement de la pensée universelle que dix Christophe Colomb n’auraient pu faire.

Mais en cette fin des eighties, la révolution nous arrive des Etats Unis où un certain John Warnock, président d’une petite société californienne, Adobe, va envoyer un message extraordinaire à l’humanité. «Mesdames et messieurs (nous sommes à San Francisco à un séminaire du célèbre Seybold Report, devant un parterre de 1500 professionnels de la typographie, de l’informatique et de créateurs de logiciels), nous avons décidé de rendre publique le langage ©Postscript, pour que l’humanité puisse profiter des progrès que nous engendrons. Nous vous remettons les codes sources de ce langage qui vous permettra de fabriquer des machines à encoder les textes et les images grâce à un langage universel». Et dans le même temps, avec Steve Jobs assis au premier rang de la salle de conférence, il annonce l’arrivée d’un petit logiciel, on dira un utilitaire aujourd’hui, l’ATM (Adobe Type Manager).

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Et le monde à ce moment là précis bascule dans les plus formidables changements que nous évoquions. Qu’est-ce que l’ATM pour ceux et celles qui l’ignorent. Un petit ouvrier informatique, un utilitaire qui va permettre l’affichage lissé des caractères d’imprimerie à l’écran.

Trois mois après cette annonce, pas quatre, seulement trois, les médias, les agences de publicité les professionnels du design et du graphisme se ruaient sur l’achat de Macintosh et des logiciels graphiques ©Quark X-Press, ©Illustrator, ©Photoshop, pour n’en citer que les principaux (sans oublier les ©Page Maker, Freehand etc.). Dans le même temps, les ordinateurs PC adoptaient les mêmes normes de langage pour piloter les imprimantes, et grâce aux ©Laserwriters de toute sortes tout un chacun pouvait désormais composer, mettre en page, produire, éditer etc.

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Le blues de Neville Brody, c’est celui de la dépossession de son art. Ce n’est pas un hasard que les étudiants de l’époque se sont mis tous à faire du sous Brody! Mais sans l’informatique et le ©Postscript ce ne serait pas arrivé. Imaginez la même révolution au temps des années 20. Rodchenko, immense graphiste boulimique aussi, un vrai stakanoviste de la typo, se serait vu déposséder tout autant de son art. Et vous pouvez imaginer sans peine que l’oeuvre de Vasarely n’aurait eu qu’un succès d’estime si ces moyens informatiques avaient existé au temps où Victor Vasarely faisait travailler un studio de 20 à 40 dessinateurs pour exécuter ses compositions. Un seul suffirait aujourd’hui pour produire la même oeuvre. Et encore cet oeuvre n’aurait plus rien d’unique.

Et je ferai court sur les développements ultérieurs de l’html qui nous vaut aujourd’hui de pouvoir communiquer, écrire, éditer, partager instantanément tout projet éditorial ou graphique avec l’autre bout du monde.

Brody a fait des choix de sensibilités et de stratégies dans sa carrière d’artiste. Elles correspondaient à sa culture, à sa passion pour la musique, au fait qu’il avait réussi à traduire sa mélomanie en graphic-manie.

Mais il y travaillait dur, et sans relache, et il n’y en avait pas deux comme lui. Avec l’arrivée du numérique, sa culture graphique s’est dilué dans le langage binaire universel de la planète.

Il y a sans doute de quoi déprimer ou d’enrager, outre la perte «relative» de son fond de commerce (au sens noble parce que commerce ne veut pas dire mercantilisme), il perd aussi ses repères, parce qu’il n’arrive plus à fournir de l’unique. Seuls des Picasso ou des Matisse faisaient de l’unique. Dans nos métiers graphiques nous produisons à l’infini avec des langages codés des affiches et de l’édition (print ou web), des créations qui se répètent, se benchmarquent, se mulitplient dès que quelqu’un croit avoir trouvé une nouvelle niche de créativité. Brody a curieusement été victime à son tour du progès technologique que les typographes, les musiciens, les photographes, les architectes ont connu durant ces dernières années. Et quand il dénonce la société de postproduction, il faut lire entre les lignes, il voulait sans doute dire postindustrielle. Il y a quelque chose d’attendrissant de voir que cela est arrivé à celui qui justement avait «récupéré» les codes graphiques de l’époque de l’industrialisation.

On peut polémiquer sur ses constats, lui rétorquer que chaque époque de grande révolution a vu son cortège de conséquences sociales détestables. Mais demandez aujourd’hui à un gamin comment nous vivions sans internet et sans téléphone portable et surtout sans hub… il ouvrirait grand les yeux… heuh parce que c’était comment avant? Et on ne va pas dire comme Burt Lancaster dans le Guépard, qu’il faudrait tout détruire pour pouvoir revivre comme avant.

Ce qui m’intéresse toutefois dans les propos de Neville, c’est la part d’oubli.

Il oublie de dire notamment qu’en tant qu’artiste de talent et confirmé, il a pleinement participé et accompagné ces progrès technologiques. Et nous n’entrerons pas dans les détails, mais la création de nombreux alphabets, de logos etc, demandaient des années de labeur avant l’arrivée des moyens numériques. Il oublie aussi et c’est toute modestie de sa part, parce que c’est un être exquis et jovial, qu’il a accompagné voire précédé le nouvel ère du numérique par ses nombreuses compositions picturales et plasticiennes de très grande facture. C’est loin d’être un laissé du compte de l’art et vous pouvez découvrir quelques uns de ces créations numériques là!.

Mais surtout, et c’est le coeur de mon sujet, Brody nous éloigne par son blues solitaire d’une analyse beaucoup plus fondamentale de la création de ces quinze dernières années.

L’ère typo-plasticienne.

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