Comme nous l’avons vu dans l’analyse de la Une du Monde, les images vont se multiplier et prendre une importance grandissante. D’un format assez petit (32x47cm) le quotidien du Monde se compose désormais sur une grille assez complexe (je n’ai pas dit compliqué).
Les caractères utilisées sont, Benton Sans, Fenway, LMRocky et LeMondePi.
Il y a eu tout un débat de spécialistes sur l’utilisation des caractères de Matthew Carter. Écoutons ce que nous disent Palmer et Watson : «nous avons travaillé étroitement avec Matthew Carter, l’un des plus grands designers typographiques du monde, pour créer une version unique de son caractère Rocky, pour les titres. Concernant le texte des articles, nous avons retenu une autre création de Carter, le Fenway, un caractère relativement nouveau. Il a juste ce qu’il faut de personnalité : il accroche l’œil sans gêner la lecture.»
Pardonnez-moi une saine colère… «un caractère relativement nouveau»… pour le spécialiste que je suis, il s’agit juste d’un dérivé à peine modernisé (jambages descendantes et montantes réduits) du Times New Roman revue et corrigée par Matthew Carter. Pour l’analyse du reste des typos je vous renvoi à l’excellent forum de Typographe.com qui a largement débattu des filiations des différents caractères. Pour ce qui est d’accrocher l’œil sans gêner la lecture, il en va de même pour environ 3 à 5000 polices de caractères existant sur le marché, en éliminant les caractères fantaisies et les caractères de titrage (croyez-en mon expérience). Ces mots sont permutables et ne peuvent s’appliquer spécifiquement à une police de caractère.
Venons en à la mise en page:
Ally Palmer dans le supplément du Monde du 8 novembre dernier déclare :
«…Mais l’ère de l’information en 2005 est très différente de ce
qu’elle était il y a dix ans, ou même il y a cinq ans. Les journaux
sont en concurrence avec un flot d’informations disponible vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, fourni par la radio, la télévision et
Internet. Nous devons nous battre pour le temps des lecteurs. Il est
donc plus important que jamais pour un quotidien européen d’offrir un
moment enrichissant, agréable, bien organisé, gratifiant et de haute
tenue.»…
(1) …Ce journal est une icône reconnue dans le monde
entier. On a longtemps admiré son autorité, ses enquêtes approfondies
et la pertinence de ses analyses : rien de cela, évidemment, ne doit
être sacrifié. Comme d’autres journaux, Le Monde veut se développer
dans un marché qui évolue sans affaiblir son « ADN ».
et encore :
«…Lorsque nous avons commencé à collaborer avec le groupe de
journalistes du Monde chargés de réfléchir sur l’évolution du journal,
ils avaient déjà une idée assez claire de ce qu’ils voulaient proposer.
Notre rôle, à ce stade, a été d’essayer de visualiser leurs idées et,
progressivement, de faire en sorte que la typographie, le design, la
maquette et l’utilisation de l’image soient compatibles avec la vision
qui émergeait de leurs discussions. Les principales questions soulevées
étaient la « grille » (le choix du nombre de colonnes) et comment faire
cohabiter le rédactionnel et la publicité – un problème qui n’est pas
spécifique au Monde…»
«Finalement, nous avons opté pour une
combinaison de textes sur 5 et sur 6 colonnes, qui permet de mettre en
valeur l’article le plus important de la page tout en accueillant les
formats publicitaires…»
Et le plus important :
Quelles sont les principales caractéristiques de la « une »?
La
première chose que les lecteurs vont remarquer sera le recours plus
important à la photo et la diminution du nombre de sujets annoncés.
Cela ne veut pas dire moins de contenu, mais plus de décisions : vous
indiquez au lecteur quelles sont les informations importantes, ce qu’il
doit savoir. L’utilisation d’une photo dominante, censée apporter de la
valeur et du sens aux lecteurs, est, bien évidemment, un tournant
majeur. (ce paragraphe se contredit avec le (1))
Précisément, l’usage de la photo n’est pas dans la
tradition du « Monde ». Comment expliqueriez-vous ce tournant à nos
lecteurs ?
La différence essentielle entre Le Monde et la
plupart des autres journaux, c’est que l’image devra gagner sa place.
Une photo ne sera jamais posée là pour boucher un trou ou pour « faire
joli ». Elle doit être une composante importante d’un article, ou bien
elle ne sera pas là. La photo a pris plus de place dans les journaux
avec la concurrence des médias plus visuels, la télévision et Internet
: rien ne peut rivaliser avec la puissance d’une image pour communiquer
la passion ou le drame d’un événement. Pensez à n’importe quel grand
événement de ces dernières années et aussitôt, une image va vous venir
à l’esprit. Cela ne changera pas.
fin de citation
Lire sur Papier ou sur Écran?
Le Monde confronté à une baisse constante de ses ventes cherche par tous les moyens de freiner cette «chute annoncée». Jusqu’à il y a quelques années, seule la Radio et la Télévision venaient concurrencer la Presse écrite. Lorsqu’on regarde la chute des ventes, elle a recommencé à partir de 2003. Et n’en déplaise à mon confrère Jean-François Porchez, ce n’est pas la maquette calamiteuse de Nathalie Baylaucq qui est à l’origine de cette mévente. Ce n’est certainement pas non plus l’arrivée des gratuits 20 Minutes et de Métro, cette hypothèse serait totalement improductive et signifierait une volatilité du marché largement supérieure à celle qu’elle est réellement. Il est fort probable, mais à vérifier, que c’est l’arrivée massive du haut débit, permettant aux internautes de rester connecté durant des heures de suite et d’aller chercher l’information dans le monde entier qui est a provoqué ce désamour. Et cela se recoupe assez bien avec mon analyse du lectorat que j’ai publié dans ma note sur la Une. Les lecteurs du monde aiment lire, vérifier, rechercher des infos là où les médias traditionnels ne nous donnent que des bribes ou tout simplement des brèves de dépêches AFP ou Reuters.
Les lecteurs du Monde sont Gutenbergiens. L’ignorer est une grave erreur!
Dans mes notes sur le travail de Hermann Zapf et Neville Brody nous avions tenté d’expliquer le passage de notre civilisation de l’écrit à l’électronique. Gutenberg invente le caractère mobile aux alentours de 1492. L’alphabet de 26 lettres dite phonétique parce qu’en rupture avec les hiéroglyphes, représentations visuelles et conceptuelles, existait déjà 700 années avant JC. La lecture de marmonné à haute voix puis de plus en plus intériorisé s’est définitivement rendu silencieuse que depuis peu… probablement que nos grands parents ou arrières grands parents marmonnaient encore en lisant, éclairés à la lumière des bougies. C’est donc l’ère électrique qui a vu cette révolution de la lecture silencieuse, intériorisée et de plus en plus rapide. (cf mes notes précédentes : galaxie Gutenberg et histoire de la typo).
Le lecteur du monde est un humaniste, digne héritier de ses ancêtres d’avant et après la Révolution française. Qu’on les classe aujourd’hui en CSP + et CSP ++, ne signifie en rien qu’il ne sont pas avant tout des amoureux de le lettre, de l’écrit. Ally Palmer et Eric Fottorino veulent absolument se persuader et nous convaincre qu’ils doivent faire évoluer la maquette du journal pour concurrencer la Télé et Internet. Mais on ne concurrence pas la télé avec l’écrit. Et on ne concurrence pas l’internet gratuit avec un journal qui coûte 1€20. Ceci étant posé, on peut sans doute prendre des parts de marché aux concurrents directs et nous allons y revenir. Mais d’abord voyons cette mise en page.
Pages 8 et 9 de l’édition du dimanche 20 novembre paru samedi 19:
Nous sommes bien sur 5 colonnes composé en Fenway en mode justifié. Les titres en Rocky Bold font vieux jeu (c’est étonnant qu’en light ce soit une police élégante mais qu’en Bold on bascule vers un style très vieillot). Sans doute qu’il eut mieux valu opter pour un caractère sans serif (sans empattements). Le choix de Libé. En regardant la partie inférieure des pages nous en venons à une grille sur 6 col. Nécessité publicitaire oblige, la rédaction a voulu assouplir la grille afin de pouvoir accueillir plus de pubs (modulation plus souple). Mais la typo est tantôt composée au fer à gauche assez rigoureusement (pas trop d’articles en fin de ligne) tantôt justifiée. Vue de loin cela donne une impression un peu fouillis, mais franchement il n’y a pas de quoi s’offusquer. Ce n’est pas à proprement parler joli (mais ce n’est pas le but), mais assez efficace et de toute façon pas pire que la maquette de 2002. En revanche la photo de D. de Villepin est plus qu’anecdotique (ce n’est pas ce que Palmer et Fottorino nous ont promis) et la photo de Franck et Sandrine est tout juste digne de figurer dans un insert au 20 heures de TF1. L’impression générale: perte d’identité d’un journal de réflexion au profit du «collage» à l’actu, ne faisant qu’imiter laborieusement un style déjà éprouvé dans des journaux moins ambitieux.
Vous renvoyez le lecteur du Monde à l’image, donc à la télévision. (On pourrait en dire autant des lecteurs de Libé, sauf à remarquer que la direction de la photo à Libé est aujourd’hui largement supérieure grâce à des pionniers comme Christian Caujolle).
Mais il y a beaucoup plus grave!
Introduire massivement l’image dans un quotidien comme Le Monde nous conduit à affirmer que là où un ancien lecteur se voyait proposer un espace de réflexion et de distanciation, il se trouve aujourd’hui confronté au zapping des images, donc des articles. En effet, nous savons tous que l’image s’adresse d’abord à nos affects. Saturées de sens (Barthes, le système de Mode), elles ont beau être légendées, elles nous plaisent ou pas. De fait le texte qui l’accompagne se trouve aliénée à elle. Si l’image nous plaît pas, nous zappons comme à la Télé. Mais dans ce cas, on zappe aussi le texte qui l’accompagne. Est-ce bien là ce que la rédaction a recherché. Sans doute pas, persuadée ou voulant nous persuader que la modernité fait vendre. Dans le cas du Monde, journal de référence dans le monde entier, on n’avait pas besoin des images pour égayer, motiver le lecteur. Le fond des papiers suffisait. Alors que peut-on conclure, quel est le but, le non-dit de cette maquette. En cherchant bien il est relativement simple à décoder.
Quel journal, pour quel lectorat?
Puisqu’il faut parler marketing et ravaler notre bel idéal d’une Presse fondatrice de l’esprit de la démocratie, puisqu’il faut absolument intégrer la part irréductible du modèle économique capitaliste qui oblige sans cesse toute entreprise, y compris une entreprise de Presse à se confronter à ses bilans, nous pouvons sans trop d’erreur avancer l’hypothèse suivante. Ce n’est pas la télévision, ni les gratuits et encore moins internet (où Le Monde.fr est en fer de lance depuis près de trois ans avec 800.000 visiteurs journaliers) que la rédaction veut concurrencer. Il s’agit sans aucun doute de prendre des parts de marché aux concurrents directs. Libération et le Figaro. Et là on comprend mieux le compromis graphique de l’agence d’Ally Palmer. Le Figaro (nous l’avons analysé précédemment (voir ci-contre les catégories), est resté un grand (par le format) journal, relativement littéraire attirant à lui les amoureux de la lecture gutenbergienne, on s’y retrouve en conformité avec cette vieille tradition que nous évoquions et où le Frankfurter est un assez bon représentant. Il est donc sans doute probable qu’il s’agit pour Le Monde d’aller chercher des lecteurs parmi ceux de Libération. Sans doute aussi pour des raisons affectives et d’opinions politiques des uns et autres. Par sa nouvelle formule finalement assez illustrée, où la photo devient franchement présente, Le Monde vient concurrencer directement un journal Parisien qui en avait fait son positionnement élitiste. Ce n’est pas franchement étonnant puisque déjà vers la fin des années 80 le Monde voulait lancer un magazine «Le Monde Illustré», avec des rédacteurs et DA issus d’Actuel. Cela n’avait pas marché, puis il y eut le Monde2. Sans doute pas assez satisfaisant. Donc il s’agit tant de réaliser un vieux rêve de modernité refoulé (le rêve), que d’aller chasser sur le territoire de Libération. A ce jeu on ne sait pas encore qui sera le gagnant, d’autant que Libération prévoit aussi de nous livrer une nouvelle maquette en 2006. Mais ce dont nous pouvons être sûrs dores et déjà, c’est que le grand perdant sera le lecteur traditionnel du Monde. Qui n’a plus qu’une chose à faire, s’installer devant son ordinateur et aller à la pêche aux articles dans la Blogosphère.
(correction orthographique en cours)
vos commentaires sont les bienvenus.
enfin une lecture un peu critique de la nouvelle formule du Monde : merci beaucoup.
Je ne suis pas graphiste ni DA mais je suis frappé par le consensus mou que cette maquette engendre, comme si tout cela était attendu, cette modernisation par touches. A chaud, instinctivement, l’esthétique de la nouvelle formule ne me plaît guère, hormis l’illustration explicative de grands papiers qui en ont besoin (sciences par ex.). Et, en effet, la présence des photos (mais peut-être sont-elles mal choisies?) n’apporte pas grand chose. A quoi cela sert-il de montrer Hollande puisque tout le monde l’aura vu à la télé, ou sur le Net? Je suis d’accord avec vous sur l’illusion que l’avenir de la presse passe par cette voie. Et quand au parallèle sur l’école du traitement photo de Libé, on oublie sans doute qu’elle a donné naissance à une vraie agence photo, donc à une véritable écriture journalistique propre de l’image…
Pour terminer, disons que ce qui est le plus inquiétant est que le Monde, prétendument journal d’élite ou de référence, se mette à ressembler aux autres journaux avec retard : les photos couleurs en Une, cela fait combien de temps que ça existe dans la presse quotidienne régionale?