Typographie | Les approches entre les lettres

Interrogé sur les approches serrées pratiquées par les typographes américains des années 70, Hermann Zapf n’eut qu’un geste de la main : ah! sex spacing typography ?

Les approches typographiques, peu abordés dans les manuels et guides qui traitent de l’anatomie de la composition sont un des éléments les plus essentiels de la mise en page. Certes le choix d’un caractère est déterminant pour la mise en page d’une revue, magazine ou un quotidien, sans oublier toutes les publications publicitaires et culturels. Quelle révolution pour l’administration française lorsque le génie de Roger Excoffon choisit le Souvenir d’Edward Berguiat pour mettre en page les feuilles de déclaration d’impôts sous un Giscard d’Estaing qui n’était encore «que Ministre des Finances». Certes la couleur typographique (ou gris typo) dépend beaucoup du caractère utilisé mais ce n’est pas à mon sens le premier paramètre. Qu’est ce qui détermine cette couleur?

1 | Tout d’abord la graisse d’un caractère. C’est le déterminant absolu. Comme la couleur d’une voiture. Composé en gras (ou bold) un titre, un texte se verra attribué une des premières place dans la hiérarchie de la lecture. Massin a bien exploité cet artifice dans son magnifique ouvrage «La Cantatrice Chauve» d’après l’œuvre d’Eugène Ionesco. Il a fait parler les textes en fonction de la graisse et des tailles des corps. (je consacrerai une note à cet ouvrage prochainement).

2 | La taille aussi de ce texte, bien sûr. Il va de soi que c’est presque à égalité avec la graisse, la première manifestation d’une couleur typographique.

3 | Mais tout de suite derrière vient l’approche. Serrée, la composition se densifie, lache elle se clarifie et devient aérien. C’est tout aussi valable pour la composition d’un titre que de pavés de textes.

4 | Le choix du caractère. Bien entendu il est aussi primordial que les facteurs précédents. Mais là on joue plus sur les perceptions inconscientes du lecteur. Que l’on choisisse une Humane ou une Garalde ou encore une Mécane transitionnelle (Le Clarendon par exemple), on influe considérablement sur le style d’un pavé de texte ou d’un titre. Mais là on emploi des moyens culturels dont la syntaxe appartient à l’inconscient collectif et ne relève pas d’une perception lucide du public. Comme le mobilier ou l’architecture la typographie a évolué au long des siècles au gré des inventions technologiques de la gravure, du papier et des moyens d’impression. Les lecteurs que les études ont poussé jusqu’aux facultés ou grandes écoles sont certainement plus sensibles à ces évolutions que les employés qui ont du s’arrêter en chemin. Mais ce n’est pas pour autant et surtout en France que les formes des caractères sont perçues de la façon la plus lucide et clairvoyante.

Classification Thibodeau vs Classification Vox (des familles de caractères)
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Thibodeauvsvox

Nous allons dans cette note nous intéresser uniquement à l’anatomie des approches des lettres.

Une des priorités du metteur en page d’un texte, d’un titre est d’équilibrer les approches. Pourquoi? c’est simple, si vous laissez au milieu d’un mot un blanc irrégulier, vous créez un espace de division qui va gêner la lecture. Une des erreurs la plus communément pratiquée consiste à croire qu’il suffit de composer les lettres à égale distance les unes des autres pour en établir la régularité de lecture. Or c’est méconnaître les lois optiques de la perception. L’œil ne lit pas des distances entre les lettres mais des volumes de blanc entre elles. Voici un exemple pour que vous visualisiez le plus facilement ce phénomène.
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Anatomieapproches

J’ai symbolisé dans l’exemple ci-dessus les volumes de blanc par des pastilles grises qui viennent remplir les espaces de lecture tel un liquide ou mieux encore comme des petits cailloux. De fait deux espaces sont à peu près à égale distance lorsque vous pouvez y couler à peu près le même nombre de cailloux. Ci-dessus comme dans les exemples suivants j’ai choisi volontairement les situations les plus périlleuses pour un metteur en page. Lettres obliques accolées à des lettres droites ou rondes etc. Bien entendu le problème se complique d’autant que nous avons décidé d’utiliser des lettres à pâtins et encore plus dans le cas où vous choisissez une mécane (ci-dessous, le Clarendon gras) :
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Anatomieapproche2

Dans l’hypothèse d’un choix de Linéales (Antiques), nous avons la possibilité d’adopter deux stratégies. Celui, traditionnel de la composition en plomb, aux approches non imbriquées ou, à peine (composé ici en Helvetica normale (55 | régular) :
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Approcheslineales2

et  l’autre stratégie qui consiste à resserrer les approches au point de presque faire se toucher les lettres. Sex spacing Typography, ainsi nommé par Hermann Zapf, sans doute par humour et référence au mouvement flower génération issue de la guerre du Vietnam et Woodstock. Mais plus sérieusement cette mode ne fut pas le fruit d’un hasard. C’est très exactement entre 65 et 75 que les technologies du phototitrage ont connu leur apogée. Libérée des servitudes du plomb (sa rigidité), les phototitreurs sous la pression de directeurs artistiques aussi renommés qu’Herb Lubalin ou Milton Glaser se sont vu obligés de resserrer les approches au delà du raisonable pluisque la lisibilité n’était pas la priorité de ces DA. Seul comptait l’impact visuel, la tache typographique dans la page blanche :
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Approcheslineales1

Pour vous donner un aperçu d’ensemble d’approches normales et volontairement désserrées voici un exemple de composition décliné avec un caractère de chacune des familles de la Classification Vox (ci-dessus). Où l’on voit le rôle primordial des approches. Parce désserrées elles permettent de logotyper un mot. Désserrées les approches nous font pénétrer inconsciemment dans le champ visuel de l’esthétique et de l’énonciation institutionnelle tant prisé par les designeurs de logotypes. Où il est démontré que cette couleur typographique dont je parlais plus haut dépend bien plus (excepté des caractères gras ou scriptes) des approches que du choix d’un caractère.
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Approches1

J’ai composé en grisé les scripts et gothiques que jamais nous ne composerons en capitales parce que bien trop illisibles. Et voici encore sur un mot bien plus périlleux à la composition une autre déclinaison qui montre bien qu’en réglant correctement les approches paires on arrive à une homogénéité dans la lecture.
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Approchestraviata
Cette petite étude anatomique n’était évidemment pas destinée aux nombreux professionnels qui lisent mon blog chaque semaine. Mais à tous ceux, étudiants-élèves d’écoles d’arts graphiques, et web designers qui seraient passés par des filières plutôt informatiques et n’ont pas eu la chance d’expérimenter ces aspects de la typographie, et plus généralement à tous ceux, lecteurs grand public et étudiants d’universités qui s’intéressent à la mise en page et veulent en connaître d’avantage sur la grammaire typographique.

 

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0 réponse à Typographie | Les approches entre les lettres

  1. peter gabor dit :

    Pour les lecteurs de votre commentaire cher Michael voici un lien qui crédibilise encore plus vos propos… http://www.pixelcreation.fr/diaporama/default.asp?Code=194

    alors pour le fun je vous rappelle le contexte. 1984, Darmstadt, j’interviewe Hermann Zapf dans sa maison toute blanche construite autour d’un patio. C’est là, en lui demandant ce qu’il pensait des modes de composition modernes (à l’époque), il eut ce mouvement d’épaule et un sourire : ah sex spacing typographie… je pense qu’il faisait référence à ce genre de composition http://www.typogabor.com/herb-lubalin/pages/herb_lubalin_016.html

    Mais à l’époque je dirigeais un atelier assez conséquent de photocomposition et pototitrage. Et il est vrai qu’à l’instar des compositions à la Lubalin les clients nous demandaient de composer des titres extrêmement serrés. Alors vous avez raison, c’était peut-être parce qu’on avait découvert certaines lois sur la lisibilité (Herbert Spencer etc.) mais je crois plutôt que c’est surtout en réaction à la liberté de la composition froide (ou de lumière) qui a remplacé assez brutalement la composition «plomb» que tout le monde s’est mis à vouloir composer avec des espaces de papier cigarette. Françoise Hollenstein, l’épouse d’Albert Hollenstein me rappelait l’autre jour comment Albert a du se battre pour obtenir de ses typos «plomb» de scier parfois des lettres en plomb pour pouvoir «approcher» certaines lettres (kernings). Roger Excoffon en faisait autant à la fonderie Olive à l’époque. La révolution était déjà en marche. Donc je ne faisais absolument pas allusion aux figures du kamasutra en évoquant ses souvenirs qui m’avaient fait tout de même assez sourire. Alors pourquoi je disais que les DA de l’époque se souciaient peu de lisibilité… parce que tout simplement et comme toujours on a aussi atteint des excès. Là où Lubalin maîtrisait parfaitement bien le mot image ou même Paul Gabor: http://paris.blog.lemonde.fr/paris/images/atelier_paul_gabor_064.jpg

    les DA nous faisaient composer des titres très très longs avec ces mêmes approches. Et cela devenait à la longue illisible, fastidieux, et finissait à ressembler à des guimmicks plus qu’à des compositions cohérentes devant délivrer des messages lisibles. Voilà c’est tout… juste un témoignage. Mais je suis vraiement flatté que vous veniez lire ce modeste blog. Cela me motive pour continuer. Une de mes prochaines notes sera consacré à l’histoire de Stanley Morison. Je vous y attends. Bien amicalement | peter gabor